Un génie obscur de la musique québécoise s’est éteint. Le producteur et compositeur Denis LePage est mort lundi matin d’un cancer généralisé. Il avait 74 ans.

Son nom n’est peut-être pas très connu. Mais ce musicien génial a pourtant contribué de manière importante à l’essor mondial de la pop québécoise. Trompettiste au sein du groupe jazz The Persuaders, puis claviériste de studio demandé dans les années 1970, Denis LePage a connu un succès dance phénoménal avec le groupe Lime au début des années 1980, un duo qu’il formait avec sa femme Denyse.

Né de la cuisse du Limelight, une discothèque montréalaise à la mode, Lime a très vite dépassé les frontières du Québec et du Canada. En 1981, le tandem s’est hissé en première position des palmarès disco-dance aux États-Unis avec la chanson Your Love. L’année suivante, il atteignait la sixième position avec le simple Babe We’re Gonna Love Tonight.

Entre disco des années 1970 et electro-pop des années 1980, ces deux chansons donnent une bonne idée du son de l’époque. Même si les clips – encore visibles sur YouTube – peuvent faire sourire, LePage avait indiscutablement saisi l’esprit de son temps.

Visionnez la vidéo de Your Love de Lime Visionnez la vidéo de Babe We’re Gonna Love Tonight de Lime

Compositeur doué, Denis LePage a aussi créé la chanson Dancinthe Night Away, pour le duo Voggue, qui sera numéro 1 au Billboard américain pendant 15 semaines, en 1980.

Avant cette explosion internationale, il avait aussi fait partie des groupes Kat Mandu et Le Pouls, d’autres projets à saveur funky, préfigurant sa période dance.

« Le disco à Montréal, c’était lui », résume l’entrepreneur et musicien Jeff Plante, qui a collaboré avec Denis LePage il y a une douzaine d’années.

Il avait un immense talent et une capacité à faire travailler en même temps les deux côtés de son cerveau. Je n’ai jamais connu d’autres musiciens comme lui.

Jeff Plante

Tous projets confondus, Denis LePage aurait vendu au total plus de 20 millions de disques dans le monde, selon un article du Journal de Montréal publié en 2011.

PHOTO FOURNIE PAR CLAUDINE LEPAGE

Le groupe Lime, avec Denyse LePage

Mais ce success story cache une part d’ombre et une fin de vie plus difficile.

Rattrapé par ses problèmes de consommation, Denis LePage avait vendu tout son catalogue à la compagnie Unidisc, un géant montréalais du disco mondial. Ceci expliquant cela, le musicien ne roulait plus sur l’or depuis longtemps, alors qu’il aurait pu être millionnaire. « Il était très amer. Mais il avait créé lui-même son malheur », résume Yvon Lafrance, ancien propriétaire du Limelight et gérant de Denis LePage après 2011.

Malgré tout, LePage n’a jamais cessé de faire de la musique.

Transition

Au tournant des années 2010, il avait entamé une transition de genre et espérait renouer avec le succès sous le nom de Nini Nobless, son alter ego féminin. Armé de ses synthétiseurs, le musicien aurait ainsi produit « l’équivalent de huit CD » de musique électro-dance, selon Yvon Lafrance. Mais commercialement parlant, la sauce n’a jamais vraiment levé, si ce n’est un petit succès en Europe de l’Est. La magie de Lime n’y était plus, même si son personnage féminin avait le potentiel de marquer les esprits.

IMAGE TIRÉE D’UNE VIDÉO

Nini Nobless

« La musique était bonne, mais les textes étaient du côté transgenre et les radios n’acceptaient pas ça. Lui, il voulait faire avancer la cause », croit Yvon Lafrance.

Ces dernières années, Denis LePage était devenu plus difficile d’accès. Tireur émérite, il vivait dans son petit appartement d’Ahuntsic, avec sa collection d’armes à feu, qu’il exposait à l’occasion sur la chaîne YouTube de Nini Nobless. Sa personnalité complexe, flirtant avec la paranoïa, l’avait isolé d’une partie de son entourage. « C’était quelqu’un de très intense. Il était génial, mais ce n’était pas toujours facile de travailler avec lui », résume Jeff Plante.

La maladie aura au moins permis à Denis LePage de renouer avec sa fille Claudine, avec qui les liens étaient rompus depuis une quinzaine d’années. « C’est l’infirmière qui m’a appelée pour me dire qu’il allait entrer aux soins palliatifs », dit-elle.

Selon Claudine LePage, ils ont beaucoup parlé de musique et de dessin. Mais surtout de leur réconciliation, ce qui lui a permis de partir en paix. « Il était serein… à cause des moments qu’on a passés ensemble… »