Sur scène, Marjo, souverainement libre, ne pense jamais à ce dont elle pourrait avoir l’air. « Ben non ! s’exclame-t-elle. Je ne vivrais pas s’il fallait que je sois consciente de bien me tenir. Quand on chante, on évacue des choses prises en dedans. C’est ça, chanter : c’est donner, donner, donner, au maximum. Jusqu’à l’épuisement. » Récit du passage de l’iconique rockeuse au micro de la balado de notre journaliste Dominic Tardif, Deviens-tu c’que t’as voulu ?.

Marjo enlève ses chaussures cramponnées et se glisse dans ses chics bottillons à talons hauts, dignes d’un gala. Tu le sais que cet entretien ne sera pas filmé ? que je lui demande. « Oui, mais pensais-tu que j’étais pour faire l’entrevue en pieds de bas ? », réplique-t-elle du tac au tac, avec son grand sourire tannant.

Marjo, toujours en représentation, même quand il n’y a pas de caméra ? Le paradoxe qui façonne l’explosive femme de 69 ans, d’une exubérance que les années n’atténuent pas, tient en grande partie à son incapacité à se comporter autrement que comme si la vie était une scène. Dans la mesure où la scène est pour elle le lieu d’une quête de vérité. Être en représentation ne signifie pas d’enfiler un masque, au contraire.

Marjolène Morin répondra donc à toutes mes questions avec l’intensité de celle qui refuse de faire semblant et qui aime mieux en apprendre sur les autres que de parler de son passé. Une des premières choses qu’elle fera en arrivant au studio : prendre des nouvelles de ma famille. « As-tu des photos de ta fille ? »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Marjo

Sur le plateau de La voix, entre les prises, ne la cherchez donc pas dans sa loge. Vous avez plus de chances de la trouver dans la salle de maquillage, ou ailleurs, à jaser avec un membre de l’équipe technique. On lui avait déjà proposé à deux occasions de tenir ce rôle de coach qu’elle endosse depuis quelques semaines.

Et si elle a accepté cette fois-ci, c’est moins pour prodiguer des conseils de chant que pour transmettre sa conception de la scène. « Pendant un spectacle, je tends la main au public, je le regarde dans les yeux. Si je ne suis pas toute là, je n’ai pas d’affaire là. Et j’ai quelque chose à accomplir : je suis là pour te donner un peu d’assurance, un peu d’espoir, un peu de jus pour continuer à vivre. »

La musique l’habitait

Il existe un monde parallèle dans lequel, plutôt que de devenir la plus grande rockeuse québécoise, Marjolène Morin aurait mené la vie rangée d’une secrétaire, métier pour lequel elle avait étudié. Elle est née dans Rosemont, a grandi dans Montréal-Nord et pourtant, dans son cœur, le décor de son enfance n’est pas fait de béton, mais de montagnes, celles du chalet familial, bâti par son père, quelque part entre Rawdon et Chertsey.

PHOTO JEAN-MARIE VILLENEUVE, ARCHIVES LE SOLEIL

Marjo et Corbeau au Festival d’été de Québec en 1983

« Et à côté de chez nous, il y avait la famille Lang, se souvient-elle. Tout le monde jouait de la guitare. Et la plus vieille, June, chantait tellement bien. Où est-ce que tu penses que j’allais quand j’entendais de la guitare ? J’allais là. » Fascinée. Jamais pourtant ne confiera-t-elle à qui que ce soit son désir d’elle-même se mettre à la musique.

J’ai nourri intérieurement et secrètement le goût de chanter. C’est resté longtemps, longtemps secret, jusqu’à ce que ça arrive. J’ai toujours eu confiance en la vie. Je n’ai jamais rien poussé.

Marjo

Sa grande sœur Carole, qui fréquente le photographe Daniel Poulin, lui propose un jour de poser pour lui. « C’est sûr que c’était plus le fun d’aller devant un kodak que de rester derrière une dactylo. » N’était-elle pas intimidée par l’appareil ? Mais quelle question ! Marjo, intimidée ? « Han ? », s’exclame-t-elle. « Ben non, ben non. Pas du tout. »

Ses premiers contrats de mannequin la mèneront bientôt chez un autre photographe, Pierre Dury, qui deviendra son chum (« Il m’a courtisée pendant deux ans ! ») et qui demeure un de ses meilleurs amis. Sa maison, au 1620, avenue des Pins, est alors le deuxième salon du Tout-Montréal culturel. De passage sur place, un beau soir, l’auteur-compositeur François Guy raconte à Dury qu’il planche sur une comédie musicale et qu’il cherche de nouveaux talents.

« Pierre lui a dit : “Va voir Jojo, elle est en haut, dans notre chambre. » François est monté avec sa guitare, il m’a joué deux tounes et j’ai embarqué. » Dans Tout chaud, tout show (1975) puis L’île en ville (1978), elle goûte pour la première fois, tardivement (elle avait la jeune vingtaine), à l’ivresse de chanter devant des gens, et non juste dans ses rêves. « Mon corps bougeait bien, j’étais bien. La musique m’habitait, on dirait. »

Pour ne plus tomber

La Marjo de Corbeau, le groupe de Pierre Harel auquel elle se joint en 1978, est d’abord un peu plus timide, se rappelle-t-elle, que la joviale risque-tout en laquelle elle se métamorphosera. Risque-tout ? En 2016, Marjo s’est fait remplacer le genou gauche, malmené par d’innombrables chocs, dont une légendaire chute au festival Jonquière en musique, en 2007, immortalisée sur l’internet.

Elle a participé, un peu avant Noël, à un spectacle au Casino de Montréal avec Guylaine Tanguay et Maxime Landry. « Je les regardais aller et je me disais : “Mon Dieu, ils sont donc ben loin du bord de la scène. Ils chantaient à quatre, cinq pieds du bord.” Et j’ai compris : “Ah, ça doit être pour ça que je tombe tout le temps. Moi, je chante sur le bord, bord, bord.” »

La vétérane a désormais la sagesse de demander qu’on appose au sol du ruban fluorescent, afin qu’elle sache où commence le vide. « Parce que sinon, je vais tomber dans le trou encore. »

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Marjo, le 11 novembre 1986

Jusqu’à 100 ans

Quand Marjo n’est plus heureuse, Marjo s’en va. C’est ce qui se produit après la parution de l’album Visionnaire en 1983. Lasse de la bibine en abondance et de la vie de tournée, elle envoie son chum de l’époque, le guitariste Jean Millaire, annoncer aux autres gars de Corbeau qu’elle met fin au groupe.

Si je n’aime pas un endroit, si je ne suis pas bien, je m’en vais, je ne reste pas, je n’endure pas.

Marjo

La musique, c’était à l’époque fini pour elle, elle le jure 30 ans plus tard, ce qui semble néanmoins inconcevable. Un monde sans Chats sauvages ? Sans Provocante ? Impossible ! Mais la musique la rattrapera, inévitablement, parce qu’elle est au cœur de sa relation avec Jean Millaire, son partenaire de création – Marjo signe les paroles et cosigne les musiques de la majorité de ses succès.

PHOTO ROBERT MAILLOUX, ARCHIVES LA PRESSE

Marjo, le 31 août 1990

La bibine et la drogue, surtout, la rattraperont aussi. « C’est à cause de ça que j’ai perdu mon chum », confie-t-elle au sujet de Millaire. « Lui, c’était monsieur tranquille, moi, j’étais madame tannante. » Elle se réfugie dans Charlevoix à la fin des années 1990, sa cure de désintox à elle. « Fallait que j’aille respirer et redevenir Marjolène Morin, me tenir loin de mes mauvaises habitudes. »

Si elle n’a jamais plus quitté la scène, son plus récent album, Turquoise, remonte à il y a très, très longtemps : 2005. Ses retrouvailles avec Jean Millaire, filmées par la superbe émission de Télé-Québec Amoureuse, auront débouché sur une séance de travail, infructueuse. « Moi, ça me prend de l’amour. Si je n’ai pas d’amour, ça ne fonctionne pas. Ce qu’il faudrait, c’est que je tombe en amour avec un musicien. »

Mais ce serait triste qu’il n’y ait plus jamais de nouvelles chansons de Marjo, on s’entend ? « Je le sais ! Mais j’ai espoir. L’espoir fait partie de ma vie. »

La bonne nouvelle ? Marjo a beaucoup de temps devant elle. À 95 ans, sa maman a « encore toute sa tête ». « Elle est quelqu’un à voir aller. Je la regarde et je me dis : “C’est là que tu t’en vas, Jojo. Toi aussi, tu vas vivre jusqu’à 100 ans.” »

Écoutez le passage de Marjo à la balado Deviens-tu c’que t’as voulu ?