En 1988, Michel Rivard reçoit chez lui, dans sa boîte aux lettres, une missive de Graham Nash. « Il me demandait si je voulais participer à un concert avec eux. » Eux qui ? Eux : Crosby, Stills & Nash. « Écoute, je flottais », se rappelle l’auteur-compositeur québécois au lendemain de la mort d’un des trois membres du mythique trio, David Crosby.

En marge de son congrès mondial, l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire organisait le 3 juin 1988 au Forum de Montréal un grand concert pour la paix, alors que se déroulait, au même moment à Moscou, une rencontre entre le président américain Ronald Reagan et son homologue soviétique, Mikhaïl Gorbatchev.

Porte-étendards de la cause, David Crosby, Stephen Stills et Graham Nash étaient depuis longtemps engagés contre la prolifération des armes atomiques. Leur chanson de 1969 Wooden Ships, coécrite par Crosby et Stills avec Paul Kantner de Jefferson Airplane, dépeint un monde dans lequel quelques survivants dérivent sans destination à la suite d’un holocauste nucléaire.

Au sommet de la popularité à laquelle son album Un trou dans les nuages (1987) lui avait permis de goûter, Michel Rivard est invité « en tant que représentant de la culture québécoise » à participer à ce happening. Le chanteur folk Bruce Cockburn représentera pour sa part le Canada anglais et la formation Aquarium, l’Union soviétique.

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Michel Rivard

Et comme Crosby, Stills et Nash n’étaient pas ce soir-là accompagnés de leurs musiciens, le Flybin Band de Rivard est enrôlé afin de jouer avec le trio le temps de Teach Your Children (1968), hymne par excellence de la génération hippie. Michel Rivard en traduira même en français un passage. « Rick [Haworth, guitariste] en avait appris toute la partition de pedal steel à la note. On était sur un petit nuage. »

Sur un petit nuage, parce que Michel Rivard admirait Crosby depuis les Byrds, groupe pionnier du folk rock fondé en Californie en 1964. « J’avais une admiration énorme pour son sens de l’harmonie. Et quand Crosby, Stills & Nash a sorti son premier album en 1969, Pierre Bertrand et moi, on était sur le cul. Ç’a été une influence majeure sur les harmonies vocales de Beau Dommage. »

« Venez dans ma loge »

Le clou de la soirée au Forum survient cependant lorsque Crosby, Stills et Nash rejoignent Rivard afin d’enjoliver Je voudrais voir la mer de leurs légendaires et inimitables voix emmêlées. Stephen Stills y va même d’un solo de guitare acoustique plutôt inspiré. « Je ne sais pas si on l’entend sur la captation, mais à un moment donné, j’ai été obligé de corriger Stills. Il chantait “Je voudrais boire la mer” », raconte Michel Rivard en riant.

La captation montre par ailleurs un David Crosby bien portant et bien moustachu, dont le visage s’illumine lorsque son camarade Nash se fourvoie vers la fin de la chanson. C’est qu’en 1988, celui qui se faisait surnommer Croz est un homme nouveau. Trois ans auparavant, en 1985, il avait séjourné pendant neuf mois dans une prison texane après avoir été condamné pour possession de drogue et d’armes à feu, une escale pour laquelle il disait être rempli de gratitude et sans laquelle sa furieuse dépendance au crack l’aurait sans doute avalé.

Pour moi, c’était extraordinaire de me retrouver à ses côtés, parce que lorsque tu admires quelqu’un et que tu apprends que la coke a tellement pris possession de sa vie qu’il est devenu une loque humaine, et que trois ans plus tard, cette loque, en parfaite santé, chante avec toi, c’est une belle grosse leçon. Son talent était intact.

Michel Rivard, à propos de David Crosby

Michel Rivard se souvient d’un Stephen Stills « un peu renfrogné, mais totalement présent », d’un Graham Nash « complètement adorable, un vrai gentleman britannique » et de David Crosby comme d’un « gros ourson, content d’être là. Et dès qu’il se mettait à chanter, c’était angélique ».

« À un moment donné, Crosby nous avait dit, à Bruce Cockburn et à moi : “Venez dans ma loge, je vais vous jouer quelques affaires.” Il nous avait présenté des chansons de son prochain album solo [Oh Yes I Can, 1989]. Écoute, le poil me lève juste quand j’y pense. »

Michel Rivard était depuis demeuré fidèle à l’œuvre de David Crosby, dont les dernières années ont été marquées par une étonnante et admirable renaissance créative. Cinq des huit albums qui composent sa discographie en solo ont été lancés à partir de 2014. « Il faisait encore de la musique extraordinaire et j’y vois la preuve que peu importe le passé qu’on a, c’est possible de continuer de créer jusqu’à la fin. »