Il est, comme musicien et organisateur, reconnu comme un pilier de la musique traditionnelle québécoise depuis des décennies. Elle est musicienne, autrice (L’iroko), coanimatrice de Belle et bum, et elle explore les percussions du monde depuis 20 ans. La Presse a réuni Gilles Garand et Mélissa Lavergne pour parler de traditions et de transmission.

Gilles Garand : J’ai lu ton roman et dans ta quête, tu es allée vers les aînés. Je suis moi-même devenu un aîné – j’ai 75 ans, bientôt 76. Quand j’ai découvert la musique traditionnelle, en 1972, c’était les aînés qui étaient sur scène : Pitou Boudreault, Cyrice Dufour, Antonio Bazinet… Le fait d’être en contact avec ces porteurs de tradition a changé ma vie. Tu as un peu le même parcours…

Mélissa Lavergne : Un parcours ethnomusicologique, finalement.

GG : Ethnomusicologue populaire, je dirais. […] J’ai du terrain de fait pas mal ! Ce qui est bien, c’est qu’en plus de demander à ces aînés de les enregistrer, je pouvais jouer avec eux. Comme toi. Comme tu l’écris si bien dans ton livre, la musique mène à la rencontre.

ML : La musique traditionnelle étudiée et interprétée par Gilles, c’est la musique du peuple. Quand je joue des percussions du monde, c’est aussi la musique du peuple. […] Même si j’ai étudié les percussions et les chants de partout dans le monde, je n’ai pas encore étudié les miens…

GG : Mais j’ai vu que tu as été dans [la troupe de danse folklorique] Les Sortilèges…

ML : Oui, j’étais dans Les Sortilèges ! On faisait un peu de gigue, mais surtout des danses d’ailleurs. L’intérêt pour l’ailleurs était là. Je pense qu’on se rejoint dans ce désir d’aller à la rencontre de l’autre par la musique. […] Dans ta musique, tu as aussi amené le côté engagé qu’il n’y a pas nécessairement dans la trad, non ?

GG : On chantait déjà des chansons engagées avec Les Ruine-babines, qui a été le premier groupe à faire des revendications sociales à travers la musique traditionnelle. Et puis Cyrice Dufour chantait déjà : « Mon député s’en va siéger, mon député s’en va siéger/Paraît que c’t’année ça va brasser… » Je ne quitterai jamais ça.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

« Quand j’ai entendu Cyrice Dufour à l’harmonica, j’ai lâché le blues et me suis mis au reel et à la galope », se rappelle Gilles Garand, qui a fait le saut en 1972.

La Presse : Pourquoi t’intéresses-tu à la trad après avoir fait le tour du monde, Mélissa ?

ML : C’est un intérêt que j’ai toujours eu, parce que du côté de mon père, tout le monde joue de la musique : mon grand-père était accordéoniste, mon père est pianiste et les partys de famille ont toujours été très musicaux. Mais je suis tombée en amour avec les percussions africaines et après, j’ai été happée par les rythmes du monde, ce qui fait que je me suis détachée de notre musique traditionnelle.

L’épopée de Nuits d’Afrique cet été1 a provoqué une remise en question profonde. Je me suis demandé si un jour viendrait où je ne pourrais plus interpréter les rythmes des autres. J’en suis arrivée à la conclusion que non, mais ça m’a quand même incitée à vouloir investir ma tradition.

L’autre chose qui m’attire vers la trad, c’est le chant. Je ne considère pas que j’ai une belle voix, mais je chante juste. Mon ami David Boulanger, qui est violoniste dans La Bottine souriante, m’a rappelé que la trad, c’est le chant du peuple. Tout le monde peut chanter. Ça, ça me parle beaucoup.

GG : Dans ton roman, j’ai vu toutes les rythmiques [transposées en onomatopées], tous ces sons qui sont signifiants par rapport aux mouvements que tu fais sur le tambour. Nous, on fait ça soit dans la podorythmie, soit dans la turlutte.

LP : Gilles, tu as fondé le festival La Grande rencontre et tu organises aussi des vitrines québécoises dans des évènements internationaux…

GG : Ce qui est fantastique, c’est qu’il y a un grand mouvement de réappropriation de nos cultures respectives. Tout le monde travaille ensemble à développer ce grand circuit des musiques traditionnelles, folk et du monde sur la planète. Pour moi, le développement des marchés, c’est ça : faire travailler notre monde et avoir un échange culturel.

ML : J’aime l’idée de réappropriation de notre culture et je trouve qu’il y a une revalorisation de cette musique-là en ce moment. J’ai l’impression qu’on n’en entendait pas ou peu, à moins d’évoluer dans ces cercles-là.

GG : Je dirais que cette reconnaissance-là tient aux centaines de personnes qui, dans toutes les régions du Québec, organisent des évènements, des sessions de musique, des ateliers… Il y avait 25 festivals trad cette année. La vitalité est due à une action militante.

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Gilles Garand et Mélissa Lavergne ont pris un café avec La Presse, le 1er décembre, pour parler de traditions musicales d’ici et d’ailleurs.

LP : Quelles sont les autres similitudes dans vos parcours ?

ML : Le respect de l’expérience, qu’on ne retrouve pas dans tous les styles et toutes les cultures. Dans les traditions du monde que j’ai étudiées, l’expérience des aînés est valorisée. Je trouve ça beau, et je pense que ça manque souvent.

GG : Pour mon album Le parcours d’un passeur, mon objectif était de reconnaître les aînés qui m’ont précédé et légué leur héritage. Il est toujours question de transmission, qu’elle soit orale ou par la technologie. J’ai voulu choisir un répertoire que les gens voudront apprendre avec l’idée de créer une nouvelle tradition.

LP : Que change la technologie à cette transmission ?

ML : On a accès à tout du bout des doigts, alors on n’a plus besoin de voyager ou d’aller à la source. Mais la qualité de la transmission est différente. Tu n’as pas la même expérience quand tu rencontres quelqu’un dans sa famille et sur YouTube.

GG : Tu as cet appareil [il pointe son téléphone] que tu peux mettre sur la table et enregistrer 20 ou 30 moreaux que tu pourras ensuite réécouter pour les apprendre.

ML : [Le contact humain] est fondamental. Si tu as joué une pièce, si tu l’as partagée avec des gens sur place, il y a une compréhension qui s’ajoute. Il faut être ensemble pour saisir cette richesse-là. C’est un peu comme d’apprendre un rythme dans une région où il est associé à un baptême ou un mariage : tu en saisis le sens. Ce n’est pas comme de l’avoir intégré intellectuellement : tu le ressens dans ton corps et tes affects.

GG : Le contexte compte. Le fait d’avoir rencontré Pitou Boudreault, pour l’enregistrer, est un moment de révélation. Ces gens savent à ce moment-là qu’ils ont l’occasion de transmettre ce qu’ils savent à quelqu’un qui va en faire quelque chose de bien. C’est un trésor qui t’est donné. Après, qu’est-ce que tu en fais, de ce trésor ? Moi, je vais le jouer. Et quand je vais jouer Le reel de l’Indien, je vais parler de Cyrice Dufour, qui était bûcheron sur la Côte-Nord, originaire d’Arvida et qui chantait des chansons politiques…

ML : Ça donne une épaisseur à l’interprétation.

GG : Et ça valorise le peuple, le monde ordinaire. Ce n’est pas une culture d’élite… et c’est engageant. Ce sont des savoirs qui ont besoin d’être récupérés – dans un sens positif –, c’est une matière vivante qui attend d’être retransmise.

1. Mélissa Lavergne s’est désistée de son rôle de porte-parole du festival Nuits d’Afrique 2022, après que sa nomination eut été critiquée par des gens qui ne la trouvaient pas assez représentative de l’évènement consacré aux musiques africaines et afro-latines.

Les propos ont été remaniés pour fins de concision.

Le parcours d’un passeur

Traditionnel

Le parcours d’un passeur

Gilles Garand

gillesgarand.com

L’iroko

L’iroko

Québec Amérique

144 pages