Malgré les allégations d’inconduites sexuelles récemment faites contre le meneur du groupe, Win Butler, 10 500 personnes ont assisté au concert d’Arcade Fire, samedi, au Centre Bell. La Presse s’est entretenue avec des spectateurs, certains déchirés, d’autres enthousiastes, et a assisté à la (très bonne) performance de la formation montréalaise.

Nul n’était tenu d’être présent au concert d’Arcade Fire au Centre Bell, samedi soir. Nous avons décidé d’y être pour rendre compte de ce moment au contexte si particulier, pour interroger les fans ayant décidé de ne pas boycotter le groupe, mais également pour raconter ce dernier concert de la tournée d’Arcade Fire.

Pour de nombreux spectateurs, compte tenu des difficultés à obtenir un remboursement et de la quasi-impossibilité de revendre des billets, la décision était épineuse : c’était soit gaspiller de l’argent, soit y aller malgré ses réserves.

« J’ai eu la réflexion [samedi] matin », a témoigné Elisa, une admiratrice de longue date, avant le concert. « J’ai pensé à laisser tomber, à ne pas venir. Je ressentais un léger malaise avec tout ce qui se passe. Je suis pour les victimes. Mais on ne peut pas se faire rembourser. C’est de l’argent qu’on perd. »

À côté d’elle, James, tout aussi fan d’Arcade Fire, a ajouté : « Ce soir, ce ne sera pas comme les autres fois. Je veux les voir, j’aime encore leur musique, mais c’est difficile de détacher tout le reste. Mais ça fait tellement longtemps que je les suis que j’ai de la difficulté à me détacher d’eux aussi. »

« Je me suis dit qu’on allait essayer de profiter de la musique en tant que telle », a continué leur amie Chrislaine, qui a découvert la formation l’été dernier. « La musique qu’ils ont créée ne part pas avec ce scandale. La musique reste un héritage qu’on veut garder. Même si… ça peut passer un mauvais message d’être là et d’encourager ce chanteur. »

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Chrislaine, Elisa et James avant le spectacle d’Arcade Fire

Émotions vives

Ainsi certaines personnes, parmi la dizaine de spectateurs interrogés par La Presse, arrivaient au concert d’Arcade Fire à reculons. Pour d’autres, il n’a jamais été question de ne pas être là.

« Il n’y a pas eu de preuves, juste les accusations. Je n’allais pas me faire rembourser. J’ai payé pour et j’y vais », a lancé Jean-François Larochelle, qui avait acheté des billets pour faire une surprise à sa conjointe (dont c’était l’anniversaire samedi) et son ami. Aucun des deux ne savait d’ailleurs (avant que nous ne les en informions) que Win Butler avait été dénoncé pour des inconduites.

« Sans endosser ses comportements, je trouve qu’il y a une différence entre la personne et le band qu’on aime depuis des années », a pour sa part affirmé François René, entouré de sa bande d’amis.

C’est le spectacle de ma vie, et je n’aurais pas manqué ça pour ça. J’aime leur musique et j’aime leur message, même s’il y a maintenant une tache sur l’image qu’on avait de la personne.

François René, présent au concert

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Étienne et François René avant le spectacle d’Arcade Fire

À son côté, Étienne a affirmé que le groupe avait longuement réfléchi. « Les émotions ont été vives quand les allégations sont sorties, a-t-il dit. S’il y avait eu des accusations, le show aurait été annulé. On verra s’il y en aura. Mais nous, aujourd’hui, on est heureux d’être là. »

Le scandale

C’était donc le retour des enfants prodigues dans la ville qui les a vus naître, pour le dernier arrêt de leur tournée mondiale, WE.

Arcade Fire a été musicalement impeccable. Il a présenté un concert à la hauteur de sa réputation, piochant habilement dans son splendide répertoire, interprétant ses chansons avec émotions et justesse, deux heures durant.

Les membres étaient sur scène dans la métropole l’été dernier seulement, à Osheaga, accueillis comme d’habitude par un public qui les vénère, juste après la sortie de ce nouvel album globalement bien reçu. Cette fois-ci, c’était différent. Entre-temps, en août, l’article du magazine américain Pitchfork a révélé des allégations d’agissements inappropriés qu’aurait eus Win Butler. Celui que le monde connaissait comme un homme au grand cœur aurait commis des inconduites sexuelles envers quatre personnes.

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De grands arcs surplombaient la scène principale du Centre Bell, puis les arcs sont devenus un iris, faisant de la scène une pupille.

Plutôt que de se retirer, Butler s’est lancé avec son groupe dans cette tournée qui débutait trois jours après la parution de l’enquête. Il a nié avoir fait des gestes sans le consentement des personnes impliquées. Régine Chassagne, comeneuse du groupe et épouse de Win Butler, a affirmé qu’elle soutenait son mari. Aucun membre n’a ensuite plus rien dit sur l’affaire, et rien n’a été ajouté pendant le concert de samedi.

En fait, très peu de mots ont été prononcés à part les paroles des chansons lors de ce retour au bercail. C’était peut-être mieux ainsi.

Reine Régine

De grands arcs surplombaient la scène principale du Centre Bell. Une énorme boule disco tournait au-dessus de la seconde, au centre du parterre. Le groupe a lancé le spectacle sur cette scène-ci avec la pièce Tunnels, ce qui lui a permis d’arriver en traversant la foule, suivi par un unique faisceau de lumière, Win prenant le temps de taper dans des mains, de saluer son public. Les spectateurs se sont levés. Pour mieux voir, pour mieux danser, mais aussi, semblait-il, pour ovationner le groupe.

Puis, un autre tour sur le parterre, pour se rendre sur la grande scène cette fois. Les arcs sont devenus un iris, faisant de la scène une pupille. Le groupe a entonné la merveilleuse Age of Anxiety. Régine Chassagne, tantôt au micro en avant-scène, tantôt derrière sa batterie, et d’autres fois au piano, a été celle dont on ne pouvait détacher notre regard. Même lorsque, durant la puissante My Body Is a Cage, Butler est monté sur l’orgue auquel était assise sa femme, qu’il s’est jeté à genoux pour plus d’intensité, qu’il a tapé du pied en chantant très haut, c’est Régine qui brillait. Lorsqu’elle a revêtu son imperméable scintillant, dansant allègrement sur Reflektor, elle nous a hypnotisés. Et nous n’avions d’yeux que pour elle quand ce fut à son tour de monter sur le piano, de danser dans la foule, au moment d’interpréter Sprawl.

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Régine Chassagne

De son côté, toute la soirée durant, Win Butler s’est montré digne de son rôle de meneur, amenant une énergie folle à son interprétation.

Électrisant… et lourd

Mais voilà, il y avait un malaise au Centre Bell. Un éléphant dans la pièce que même les prouesses musicales du groupe n’ont pas su faire oublier. Le moment triomphal qu’on aurait envisagé après la performance à Osheaga n’a pas vraiment eu lieu. Un nuage planait, même si certains pouvaient momentanément en faire fi en se laissant porter par la musique.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé, d’avoir tout donné. Malgré les sièges vides et le parterre aux deux tiers rempli, et même si l’aura de Win Butler est ternie, Arcade Fire est demeuré majestueux. La mise en scène et la production, sans grands artifices, mais juste assez grandioses, ont beaucoup contribué à rendre le moment éblouissant.

La réponse du public a été forte. Les fans qu’il reste au groupe ont crié, applaudi et dansé. Ils ont hurlé « lies, lies ! » à répétition durant Rebellion (quelle ironie !). Ils ont chanté à tue-tête sur The Suburbs. Ils ont fait trembler le plancher en sautant durant Everything Now.

C’était électrisant. Mais pour plusieurs, c’était également lourd.

Juste avant le spectacle, Sarah et Kelly, venues expressément d’Ottawa, nous racontaient tout leur malaise. « On a acheté les places en août et une semaine plus tard, nous avons découvert qu’il y avait des allégations, a raconté Sarah. On était subjuguées. »

Voir Arcade Fire en spectacle était sur leur « bucket list », mais le duo a longuement hésité. « On a pensé ne pas venir, a affirmé Kelly. Ça va rester dans ma tête. »

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Régine Chassagne et Win Butler, d’Arcade Fire, au Centre Bell

C’est aussi vraiment difficile parce qu’il n’est qu’une personne et tu penses aux autres membres, qui sont victimes de la personne avec laquelle ils sont associés.

Sarah, présente au concert

Sarah affirme par ailleurs se sentir « dans les limbes » par rapport à cette histoire.

Les dernières notes

Vers 23 h 15, après un rappel durant lequel a résonné Je reviendrai à Montréal, Arcade Fire est réapparu sur la petite scène. Une tremblante et émue Régine a dit à ses proches, qu’elle voyait dans la foule, à quel point elle les aimait. Puis, le groupe nous a servi trois dernières chansons : End of The Empire, Bird on The Wire, de Leonard Cohen, et Wake Up.

Sous les mille feux de la boule disco, le concert a touché à sa fin, dans une forte émotion qu’on ne saurait exactement à quoi attribuer. Les dernières notes qui ont sonné dans le Centre Bell semblaient marquer bien plus que la fin d’une tournée.

Arcade Fire saura-t-il remplir un aréna dans les prochaines années ? La formation montréalaise existera-t-elle même encore après cette soirée ? Rien n’est moins sûr.