Studios Olympic, Londres, janvier 1967. Depuis son entrée dans la pièce, Jimi Hendrix reste dans son coin, complètement coi. « Puis une fois qu’on a eu fini d’installer les amplis, se rappelle l’ingénieur du son anglais Eddie Kramer, il a enlevé son imperméable, s’est branché, a joué un accord et je n’avais jamais entendu rien de tel de ma vie. Ma vie a changé en une nanoseconde. »

Eddie Kramer n’aura côtoyé Jimi Hendrix que durant quatre petites années, mais c’est son existence entière qu’infléchira cette nanoseconde atomique. Après avoir collaboré à l’enregistrement de tous les albums du guitariste américain qui aurait eu 80 ans ce dimanche, l’homme de l’ombre est depuis le milieu des années 1990 le principal artisan de la remise en valeur de ses abondantes archives, desquelles a déjà été exhumée de la pyrite, mais d’où d’authentiques pépites émergent aussi parfois.

Dernier exemple en date : Los Angeles Forum : April 26, 1969, un inédit (sorti vendredi dernier) qui témoigne évidemment de la bouillonnante inventivité du virtuose, mais aussi de son humour. Durant près de 80 minutes, pour seulement 11 pièces, Hendrix improvise jusqu’à plus soif et joue une des premières relectures du Star Spangled Banner, qu’il subvertira pour la postérité quatre mois plus tard à Woodstock.

« Voici une chanson avec laquelle on nous a tous lavé le cerveau », lance-t-il sur un ton indéniablement provocant durant ce spectacle qui le verra à la fois multiplier les appels au calme, adressés à une foule turbulente, et taquiner les policiers, qui salivaient vraisemblablement à l’idée de jouer de la matraque. La phrase « Scuse me while I kiss the sky » dans Purple Haze devient ainsi « Scuse me while I kiss that policeman » !

« Son niveau de communication avec la foule est incroyable, symbiotique. Il y avait une intimité entre Jimi et son public », observe Kramer, qui a travaillé à l’enregistrement de certains des plus mémorables albums en concert de l’histoire du rock, dont Alive ! de KISS et Frampton Comes Alive ! de Peter Frampton.

PHOTO JESSE GRANT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Eddie Kramer en 2019

L’octogénaire – né sept mois avant Hendrix – rappelle que la scène devenait à l’époque plus qu’un lieu de stricte performance, mais aussi de découverte et de création. Au L.A. Forum, le Jimi Hendrix Experience met la soirée à feu avec une interprétation de 15 minutes de Tax Free, pièce instrumentale de l’obscur duo suédois Hansson & Karlsson, dont il avait croisé la route en tournée à Stockholm.

Donner un spectacle était chaque fois pour Jimi une occasion formidable d’explorer, de repousser les limites de sa guitare, mais aussi de son esprit.

Eddie Kramer

Grand guitariste, chanteur timide

Si la folle expressivité du jeu de Jimi Hendrix ne constitue pas une nouvelle digne de tuer la une, la souplesse de sa voix demeure pour sa part trop peu célébrée, pense Eddie Kramer. « C’était un chanteur qui était peu sûr de lui, regrette-t-il. Il me disait toujours d’enterrer sa voix dans le mix. J’avais l’habitude en studio de lui aménager une petite cabine, pour qu’il soit dos à la régie. Je baissais la lumière et ne lui laissais qu’une lampe pour qu’il puisse lire les paroles. »

Je l’encourageais, mais il n’a jamais arrêté de penser qu’il avait la pire voix au monde.

Eddie Kramer

Los Angeles Forum : April 26, 1969 immortalise aussi l’imperturbable cohésion unissant les membres du groupe de Jimi Hendrix, qui ne comptait pas qu’un seul instrumentiste exubérant, mais bien deux, avec le batteur Mitch Mitchell. Comment des musiciens à ce point torrentiels ont-ils su s’arrimer l’un à l’autre, sans provoquer de sortie de route ?

PHOTO INTERFOTO, FOURNIE PAR ALAMY STOCK PHOTO

Jimi Hendrix et Mitch Mitchell à Munich en 1966

« Mitch était effectivement un batteur complètement sauvage, qui venait du jazz et d’Elvin Jones [batteur de John Coltrane, notamment], opine Kramer. En studio, toutes les fois que Mitch se lançait dans une grosse passe, Jimi me regardait en voulant dire : “Je ne sais pas comment il va retomber sur le rythme.” Mais il atterrissait toujours sur ses pattes et Jimi se mettait à rire. Je pense que la solidité de Noel [Redding] à la basse permettait à Jimi et à Mitch de partir en vrille. »

En suivant Jimi Hendrix aux États-Unis en 1968, Eddie Kramer devenait un de ses principaux conseillers. C’est à lui que revient la brillante, et économique, idée de lui édifier en 1970 son propre studio, l’Electric Lady, dans Greenwich Village, qui continue d’accueillir les artistes les plus importants de leur époque, dont Taylor Swift, Daft Punk et Lana Del Rey.

« Avant, Jimi dépensait quelque chose comme 250 000 $ par année en frais de studio. J’ai dit : “Construisons-lui le meilleur studio possible.” Et il était reconnaissant : quand il avait une séance à l’horaire à 19 h, il arrivait toujours à 19 h précises », se souvient-il à propos de celui dont la ponctualité n’était pas la principale qualité. « Au Electric Lady, il n’était jamais en retard. »

Mais il ne put malheureusement y enregistrer que durant dix semaines.

Los Angeles Forum : April 26, 1969

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Los Angeles Forum : April 26, 1969

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