« La musique est la véritable histoire vivante de l’humanité », estime Jordi Savall. Cette histoire, il la raconte depuis cinq décennies à travers une discographie qui remonte aux sources de la musique européenne. Le chef catalan réputé revient au pays pour trois concerts intitulés L’âge d’or de la musique pour consort (1500–1750) qui s’ouvrent sur un souvenir musical du film Tous les matins du monde.

On associe le nom de Jordi Savall à la mise en valeur de la musique ancienne. Avec ses ensembles Hespèrion XXI (auparavant Hespèrion XX) et Le Concert des Nations, il a redonné vie à des répertoires couvrant non seulement plusieurs siècles, mais aussi de vastes territoires, des portes de l’Orient au nord de l’Europe, avec une attention particulière portée aux brassages musicaux du bassin méditerranéen.

Le chef catalan a passé sa vie à bâtir des ponts entre les cultures et les époques. « La musique nous montre que, même si nous provenons de cultures distinctes, nous pouvons nous rapprocher grâce à elle, dit-il. Qu’est-ce qui compte au fond dans la musique, sinon l’émotion qu’on ressent ? Elle parle au cœur. On n’a pas besoin de traduction ou d’explication, seulement de se laisser toucher et de rêver. »

Ses concerts présentés à Québec, Montréal et Ottawa ces prochains jours témoignent de cette démarche sensible. Jordi Savall, au pardessus de viole, dirigera un consort de six musiciens (violes, théorbe, guitare et violone) qui interpréteront des fantaisies, des batailles et des danses de la Renaissance et de la période baroque pigées tant en Italie qu’en Allemagne ou en Angleterre.

Ces morceaux, choisis entre autres chez John Dowland, Joan Cabanilles, Henry Purcell et Marc-Antoine Charpentier, montrent selon le chef l’influence de Venise sur le développement du langage musical d’une époque où les pièces instrumentales gagnaient en popularité face à la musique vocale. « La musique de consort est pleine de relations avec des chansons parce qu’elle vient parfois de la canzone », explique-t-il.

Jordi Savall a bâti son programme de manière à montrer que dans cette Europe où se côtoyaient plusieurs cultures et styles différents, il existait une communauté d’esprit, un langage commun. « C’est ce que je trouve beau », souligne-t-il. Le chef ajoute que ces pièces montrent aussi « un moment de la culture européenne où le savoir le plus raffiné ne se partageait pas dans de grandes œuvres spectaculaires, mais dans des musiques intimes, qu’on jouait à la maison, entre amis ».

S’unir au compositeur

Qu’il explore le répertoire séfarade, cherche les sources orientales de la musique méditerranéenne, revisite Lully ou Beethoven, le chef catalan ne vise qu’une chose : se rapprocher des intentions et des émotions du compositeur. C’est d’ailleurs ça, le miracle de la musique, selon lui : parvenir à « unir notre esprit » à celui d’un compositeur.

Quand vous écoutez une chanson de Monteverdi, vous ressentez la même émotion que les gens qui étaient là à son époque. Vous êtes en train de voyager dans le temps.

Jordi Savall

Sa volonté d’aller au plus près de l’intention du compositeur, il l’a notamment mise au service de l’enregistrement de l’intégrale des symphonies de Beethoven ces dernières années. Un grand ouvrage qu’il a réalisé en retournant aux manuscrits, en étudiant chaque détail et en respectant chaque tempo. En se donnant aussi du temps : deux blocs de six jours de répétitions à raison de six heures par jour, par programme.

Jordi Savall a aussi tenu à les enregistrer avec un ensemble d’une taille semblable à celui que Beethoven avait prévu : pas plus de 50 ou 55 musiciens pour les huit premières. « Un orchestre de 120 musiciens pour Beethoven ou Haydn, ce n’est pas nécessaire, juge-t-il. Ça fait de l’effet, mais ça fait perdre les nuances, le côté poétique. »

La dernière leçon

Son concert L’âge d’or de la musique pour consort s’ouvre sur des fantaisies sur le thème Une jeune fillette, dont une version chantée figure sur la bande originale de Tous les matins du monde d’Alain Corneau (1991), film qui a fait découvrir la viole de gambe et Jordi Savall à un vaste auditoire.

Ce n’est toutefois pas au rayonnement de son travail qu’il songe lorsqu’on l’interroge sur l’impact de cette collaboration sur sa carrière. Il pense plutôt à ce qu’Alain Corneau, qu’il appelle son « dernier professeur de viole de gambe », lui a apporté. Le réalisateur, présent au moment de l’enregistrement, l’a en effet incité à transposer les émotions de Marin Marais lorsqu’il interprétait La rêveuse, son au revoir à la femme qu’il avait aimée.

La leçon a changé sa manière de jouer. « J’essaie depuis ce temps de me mettre dans la peau du compositeur. Je me demande ce qu’il a vécu, à quoi servait sa musique. Ça me permet de vivre chaque musique et c’est ce que je fais avec un orchestre ou maintenant avec le consort. »

Dimanche au Palais Montcalm (Québec), lundi à la Maison symphonique (Montréal) et mardi au centre Carleton Dominion-Chalmers (Ottawa)