Une longue note tenue, très douce, un son de cordes volontairement un peu blanc. Puis, le violon solo d’Angèle Dubeau : un son chaleureux, maîtrisé, émouvant, sans émotion surfaite.

C’est Wiosna, la pièce qui ouvre le nouveau disque de La Pietà, un portrait du compositeur britannique Alex Baranowski, dont le travail au cinéma et à la télé a fait une vedette de cette musique qu’on appelle souvent « classique moderne » en anglais (modern classical music).

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Un travail sur le timbre très soigné, des moments qui rappellent les compositeurs anglais du début du XXe siècle, mais aussi Arvo Pärt, Philip Glass, Ludovico Einaudi (tous déjà enregistrés par La Pietà). Des ambiances planantes créées par les cordes, auxquelles un piano délicat ajoute de légères touches plus détachées.

Ce style musical est comme un beau décor : on s’y sent bien, à la fois sensible et en sécurité. Je le reconnais et m’y abandonne volontiers.

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Mais après quelques pièces, une partie de moi demeure insatisfaite : cette musique a ses limites, choisies. Elle ne se permet presque pas de développement, d’arc dramatique. Vous voulez une analogie littéraire ? « Une femme s’assoit à l’orée d’un parc, elle admire le paysage, sort un livre et se met à lire. » Fin de l’histoire.

Au mieux, on ajoutera que la femme « pense à son grand-père malade » en guise de moment dramatique. Ma mauvaise foi est phosphorescente, mais je l’assume.

La parution du disque Baranowski de La Pietà m’a donné envie de passer un coup de fil au musicologue Danick Trottier, pour mieux comprendre le phénomène. Il est l’auteur de l’essai Le classique fait pop !, paru en 2021.

Danick mène un projet de recherche sur tout ce qu’on appelle le « cross over » en musique, avec la pianiste et auxiliaire de recherche Béatrice Beaudin-Caillé : « On a refait l’historique de la montée en force des dernières années. Depuis 2010, la musique s’est décomplexifiée, et le phénomène s’est décomplexé, autant dans la production que dans la réception. »

Le résultat : une progression exponentielle de cette scène qui rassemble les incontournables pianistes Chilly Gonzales, Alexandra Stréliski (qui a souligné sur Facebook ses 300 millions d’écoutes en ligne au début du mois), Jean-Michel Blais, mais aussi les Simon Leoza, Ghostly Kisses et bien d’autres. Des musiques qui fascinent le musicologue, autant par leur raffinement que par leur succès.

Voyez le statut Facebook d’Alexandra Stréliski

On cherche encore comment bien nommer ce courant musical. Dans son essai, Danick Trottier a adopté l’appellation « classique moderne ». Il m’a entendue, à la radio, émettre des réserves sur le label : « Tu n’es pas la seule, dit-il sans rancune, je suis conscient que l’étiquette ne fait pas l’unanimité. Je ne sais pas vers quoi on va aller : ce sera peut-être aux musiciens de décider ! »

De façon un peu provocante, dans la même chronique j’avais proposé Classique Digest, parce que la manière dont cette musique récupère les codes de la musique classique tout en les simplifiant me fait penser aux versions réduites de romans connus, vendus sous la célèbre bannière Reader’s Digest.

En échangeant avec Danick Trottier, on se prend de nouveau au jeu, cherchant un meilleur nom pour ce courant musical de plus en plus important. On s’entend (provisoirement !) sur le mot « immersion », qui est d’ailleurs le titre d’un disque récent de La Pietà. L’expérience immersive que procure cette musique a en effet peut-être plus d’importance que la somme des notes sur la partition.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Danick Trottier, musicologue

Je demande à Danick si on peut présenter cette expérience musicale, souvent calme et dépouillée, comme un refuge pour aider une société anxieuse. « Je veux bien l’admettre, elle est apaisante, elle procure un plaisir accessible, elle crée un cocon, une intimité, mais la question des émotions est complexe et nécessite des études expérimentales en situation donnée, ce que certains chercheurs font. Pour moi, ce n’est pas la donne majeure. La clé de son succès, c’est surtout l’importance du lien musique-image, à notre époque. On consomme en continu de la vidéo, de la publicité, de la fiction, baignées dans cette musique atmosphérique. L’accumulation lui a donné une vie autonome. Elle est chargée par les images qu’on a vues : le ressenti est là, elle devient la trame sonore de nos vies. La musique étant polysémique par essence, chacun et chacune est libre de l’accoler à ses expériences de vie : en musique de fond à la maison, en déplacement, pour accompagner le sport, ou en écoute plus attentive. »

Va-t-elle créer un nivellement de l’écoute, en musique classique ? Aurons-nous de la difficulté à retourner vers des musiques plus exigeantes ? Danick Trottier reste prudent : « On sait qu’elle a un immense succès en diffusion en continu, mais c’est impossible de déterminer si les gens s’y limitent. On n’a pas les profils d’écoute par auditeur. Cependant, en lisant les commentaires sur les plateformes, je remarque que plusieurs font des liens avec d’autres musiques, soulignent les influences qu’ils repèrent. On est dans une époque d’éclectisme : beaucoup de gens sont “omnivores” en musique. »

Ce qui est indéniable, c’est le potentiel commercial de cette musique classique immersive. Danick Trottier attribue ce succès à la façon dont elle est composée.

« Le travail mélodique, la répétition, le souffle des lignes, la durée des pièces — près de la chanson —, tout tend à en faire une musique facilement modulable à l’environnement. » De là a émergé une certaine vedettarisation, et la demande de concerts a suivi, bien entendu. Je fais remarquer à Danick que la transposition en salle d’une musique qui se veut d’abord intimiste et apaisante peut sembler un paradoxe : « C’est plus compatible qu’on le pense : on intègre du visuel, un peu de support électronique, on ajoute du coffre en orchestrant. »

L’écoute de ces musiques immersives se chiffre en millions, elles nous font du bien : tout laisse croire qu’elles sont là pour de bon.

« La femme, assise sur son banc, reste songeuse, mais elle s’abandonne au décor avec plaisir. » Fin de l’histoire.

Portrait : Alex Baranowski

Classique

Portrait : Alex Baranowski

Angèle Dubeau

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