Pendant plus de cinq ans, la compositrice Mathilde Côté a mené à bout de bras un ambitieux projet d’opéra de chambre autour de Jack Kerouac. Le résultat vient de voir le jour sur un album intitulé La nuit est ma femme, qui éclaire toutes les dualités du mythique écrivain. Rencontre avec une musicienne douée et rassembleuse.

Le parcours

Mathilde Côté est la fille d’Alan Côté, directeur général et artistique du Festival en chanson de Petite-Vallée en Gaspésie, et de Danielle Vaillancourt, qui a dirigé pendant 28 ans la chorale d’enfants du festival. C’est dire qu’elle est tombée dans la musique quand elle était petite, mais aussi qu’elle a vite appris le plaisir de la communauté et du partage.

PHOTO FOURNIE PAR MATHILDE CÔTÉ

Mathilde Côté au piano au cours d’une représentation de La nuit est ma femme au Verre Bouteille, à Montréal

« J’ai baigné dans cet univers tout le temps, nous raconte-t-elle de sa Gaspésie natale. Et comme je suis en train de m’acheter une maison là, juste à côté de celle où j’ai grandi, tu te doutes que je suis encore impliquée dans l’affaire. » Elle a en effet pris le relais de sa mère à la tête de la Petite école de la chanson, mais la vie professionnelle de cette musicienne formée en piano classique au Conservatoire est séparée en trois parties « qui cohabitent et se nourrissent ». « Je compose un tiers, je fais des arrangements et travaille comme pianiste un autre tiers, et le dernier est consacré à la pédagogie, principalement avec des jeunes. »

Le projet

On imagine plus Kerouac en folk qu’en musique actuelle. Pas Mathilde Côté. « Ça s’est comme imposé. Kerouac me fait penser à un opéra en lui-même. Il y a le personnage inspirant et coloré, et la tragédie de juste sa vie à lui. » C’est en lisant ses écrits francophones, publiés chez Boréal en 2016, que l’idée de « faire quelque chose de narratif » autour de l’écrivain dont on vient de célébrer le 100e anniversaire de naissance a germé. « J’ai commencé à travailler toute seule là-dessus en 2017, et avec une équipe de création en 2018. » Un projet de longue haleine, donc. « C’est long, écrire un opéra ! », dit la musicienne, qui avoue avoir « pédalé dans la gravelle » souvent, mais sans jamais se décourager. « J’ai la chance d’être entourée de beaucoup de gens qui me soutiennent moralement, de professionnels inspirants qui poussent à continuer, même si c’est un peu tough. »

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La trame

Mathilde Côté a travaillé de près avec le poète et slameur Ivy, qui a tissé la trame de cet opéra composé « à 90 % » des textes originaux de Kerouac. « Il a fait une job de moine », dit la musicienne. Mais comment traduire le langage de Kerouac en musique ? « On a eu un cheminement musical différent pour les rôles d’hommes et de femmes. On s’est rendu compte que c’était plus payant de faire parler les gars, et de faire chanter les filles. Il y a la dualité entre Jack et Jean-Louis, les côtés américain et francophone qui s’opposent en se parlant et réfléchissant. Autour d’eux, il y a un halo dans leur tête qui s’alterne, qui tire un peu vers la frénésie de la nuit et de la route, pour le personnage de la nuit, ou vers la maison, pour le personnage de sa mère. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Joseph Edgar, qui incarne le Jack Kerouac

Équipe

Mathilde Côté est contente de l’album, mais elle est surtout fière de l’interdisciplinarité du projet : la distribution réunit deux chanteuses classiques, Myriam Leblanc et Rose Naggar Tremblay, un auteur-compositeur-interprète acadien, Joseph Edgar, et un comédien-chanteur, Stéphan Côté. « Myriam Leblanc, elle chante le Requiem de Mozart avec Bernard Labadie dans quelques jours... et sur le même album, il y a Joseph Edgar qui hurle un blues. Je trouve ça merveilleux. Ce partage se sent, et ça fait que cette belle gang est au service du projet, et des mots qu’il y a dedans. C’est organique, et magnifique. » C’est certainement dans ses gènes, ce goût de réunir plusieurs personnes autour d’une idée. « Ah oui, je suis allée à la bonne école pour vouloir créer de belles garderies d’artistes ! »

Passion Kerouac

Mathilde Côté avait 11 ans lorsqu’elle a découvert Jack Kerouac, à travers une chanson de Sylvain Lelièvre, un ami de la famille. « Je me souviens, c’était au début de Google. C’est un des premiers mots que j’ai googlé de ma vie ! » Mais c’est vraiment lorsqu’elle a découvert ses écrits en français qu’elle a été le plus touchée par le personnage. Pourquoi fascine-t-il toujours ? « J’ai l’impression qu’il est comme un miroir pour nous. Il nous permet de regarder l’autoroute de notre histoire, mais à partir de la voie de service. Quand je lis Tremblay, je me vois de l’intérieur. Quand je lis Kerouac, je me regarde de l’extérieur. »

La suite

Un spectacle devrait suivre dans les prochaines années, mais même si le projet se sera étalé sur une longue période, jamais elle n’a perdu la foi. « Le feu brûlait tout le temps pareil. Quand tu embarques dans une œuvre comme ça, c’est parce que tu as l’impression que tu as quelque chose d’unique à apporter. Et cette impression ne m’a pas quittée du début à la fin. » Cette note laissée par Kerouac, écrite sur une feuille recto verso et archivée toute seule dans un document médical, la touche profondément : « L’ouvrage de ma vie sera écrit dans la langue que j’ai commencé ma vie avec. » « Et il n’a jamais été publié en français », ajoute-t-elle. Si ces écrits témoignent de quelque chose, ils ne sont pas faciles à lire « à moins de le faire à voix haute », c’est pourquoi leur donner une oralité lui a toujours semblé une bonne idée. « Cette pertinence était forte. Et elle l’est toujours, parce qu’elle ne me quitte pas encore. »

La nuit est ma femme –Dans la tête de Jack Kerouac

Opéra

La nuit est ma femme –Dans la tête de Jack Kerouac

Mathilde Côté/Ivan Bielinski

Corne de brume