Pourquoi Warren Ellis s’est-il un jour emparé de la gomme à mâcher écrasée par Nina Simone sur le dessus d’un piano ? Il ne saurait lui-même l’expliquer. Mais peu importe. La friandise défraîchie est maintenant le sujet d’un livre, ainsi que l’une des pièces maîtresses d’une exposition. Conversation autour de la puissance spirituelle de la musique avec l’acolyte de Nick Cave, qui donne ce samedi le premier de deux spectacles à la Place des Arts de Montréal.

Le 1er juillet 1999, Warren Ellis, mû par une force étrange et inédite, se précipite sur scène après la performance de Nina Simone au Royal Festival Hall, dernier concert anglais de la légende qui s’est éteinte en 2003. Il s’empare sans demander la permission de la serviette dans laquelle la grande dame avait déposé sa gomme, puis fourre son butin dans un sac du disquaire Tower Records.

La gomme, la serviette et le sac, glissés dans sa mallette, l’accompagnent pendant plusieurs années sur la route, comme une amulette, avant d’être placés au cœur d’un petit mausolée aménagé dans son studio maison, aux côtés d’un buste de Beethoven et d’une copie scellée d’un CD du punitif album Metal Machine Music de Lou Reed.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Nick Cave and the Bad Seeds en spectacle au festival Osheaga, à Montréal, en 2014

Ce n’est qu’en 2014, grâce à une discussion avec son camarade Nick immortalisée dans le docufiction 20 000 Days on Earth, que les admirateurs de Cave et de ses Bad Seeds apprennent l’existence de cette relique abracadabrante. Elle compte aujourd’hui parmi les objets composant Stranger Than Kindness : L’exposition Nick Cave, présentée à Montréal dès le 8 avril. Comprendre : une pauvre gomme à mâcher est désormais transportée avec le même soin qu’une sculpture de Rodin.

La vieille gomme donne aussi son titre à un passionnant livre de Warren Ellis, Nina Simone’s Gum, quelque part entre l’autobiographie, l’hommage à des icônes de la musique (Alice Coltrane, la chanteuse grecque Arleta) et la célébration du pouvoir de l’esprit créatif.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE NICK CAVE

Nick Cave et Warren Ellis

« C’est en écrivant le livre que je me suis rendu compte que ce dont il parlait, c’est des raisons pour lesquelles la musique est devenue pour moi une quête spirituelle », expliquait la semaine dernière en entrevue l’exubérant et hirsute musicien australien de 57 ans, révélé au sein du trio de rock libre Dirty Three, avant de se joindre aux mauvaises graines de Nick Cave en 1994.

Ode à l’imagination

Même s’il venait de se réveiller d’une sieste dans sa chambre d’un hôtel de Boston, où la tournée l’a mené la semaine dernière, le violoniste parlait ce matin-là avec la douce ferveur d’un prosélyte. L’homme n’a pourtant rien d’un nouveau converti : la musique est sa religion depuis qu’il a trouvé, enfant, un accordéon dans un dépotoir de sa ville natale. « La première fois que j’ai entendu John Coltrane, j’ai tout de suite pensé que c’était la voix de Dieu », lance-t-il. De son côté de l’écran, le journaliste, ému et un peu incrédule, sourit. « Je le dis le plus sérieusement du monde ! »

J’ai grandi en allant à l’église et en me faisant répéter qu’il existe un dieu, mais je n’ai jamais vraiment su ce que ça voulait dire. Mais l’église a très tôt instillé en moi cette soif pour quelque chose de plus grand, que j’ai plus tard transposée à la musique et aux vibrations. C’est pour ça que je dis que mon livre parle de la manière dont on peut tous se créer son propre dieu. Le monde me semblerait bien vide si je ne croyais pas en quelque chose.

Warren Ellis

Mais cette gomme, convenons qu’il ne s’agit que d’une gomme, comme des millions de gens en chiquent chaque jour. Avec un sourire en coin, fier de son coup, Warren Ellis reconnaît la banalité de cette petite chose rosâtre.

« Si tu regardes la gomme, oui, ce n’est qu’une gomme. C’est pour cette raison que je dis que mon livre est une ode à l’imagination. Cette gomme dont on prend soin représente quelque chose qu’on ne peut toucher ou voir, mais que nous tentons tous de protéger, quelque chose qui se trouve à l’intérieur de nous tous, de notre imagination. Si les gens sont émus par la gomme, c’est qu’ils sont émus par quelque chose qui vient totalement de l’intérieur d’eux. La gomme nous rappelle que les idées ont besoin d’amour et de soin pour prendre leur envol, mais aussi que l’imagination peut nous mener loin, quand on y croit. »

Renaître sur scène

Quelques jours avant notre entretien, Warren Ellis a visionné, sous l’édredon d’une autre chambre d’hôtel, une vidéo qu’il n’avait jamais encore vue d’Alice Coltrane dans son ashram californien. « Et je me suis retrouvé à un certain point à pleurer dans mon lit, parce que j’étais profondément enivré par la musique. »

Le sens de l’émerveillement de l’artiste est donc visiblement intact. Il semble n’y avoir aucun cynisme en lui, lui fait-on remarquer.

Je pense que, dans la vie, il faut avoir un esprit critique, mais être cynique, c’est la chose la plus facile. Je suis évidemment coupable de l’être parfois, mais j’essaie de plus en plus de m’en détacher, parce que ce n’est pas un lieu de partage et de changement.

Warren Ellis

« Si je te dis : “ Hey man, tes cheveux ont l’air fabuleux aujourd’hui ”, ça va te transporter pour la journée, puis tu vas redonner cette énergie-là à quelqu’un d’autre », poursuit Warren Ellis.

Sur scène, durant les spectacles de l’actuelle tournée qui se conclura à la Place des Arts ce week-end, Nick Cave et Warren Ellis plongent avec quelques musiciens et choristes dans le répertoire des deux plus récents albums qu’ils ont créés : Ghosteen, aux chansons enténébrées par le deuil du fils de Cave, Arthur, et du claviériste des Bad Seeds, Conway Savage, ainsi que Carnage, enregistré durant la pandémie. Des albums produisant un implacable ensorcèlement, pleins de la souffrance lancinante de la perte et de la conscience aiguë de notre solitude commune.

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PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Nick Cave et Warren Ellis au Métropolis, le 29 mai 2017

« Je ne trouve pas cependant que ce sont des chansons lourdes. Ce sont des chansons qui m’élèvent. À la fin de chacun des spectacles, je ne me sens pas vidé, je me sens rechargé, parce que les chansons les plus émotivement denses sont celles dans lesquelles il est le plus facile d’entrer. Elles demandent un engagement total, comme peu d’autres choses dans la vie. Tu ne peux qu’être entièrement là. C’est cet engagement qui fait de la scène un lieu sacré. La scène a un pouvoir transformatif. Chaque fois que je la quitte, c’est comme si je venais de naître à nouveau. »

Nick Cave et Warren Ellis se produiront les 2 et 3 avril, à la Place des Arts. Warren Ellis sera en séance de dédicace à la Librairie Résonance le 4 avril. L’exposition Stranger Than Kindness est présentée à la galerie de la Maison du Festival du 8 avril au 7 août.

Nina Simone’s Gum

Nina Simone’s Gum

Faber & Faber

208 pages