Il y a trois semaines, Sting a vendu les droits qu’il détenait sur ses chansons et celles de The Police pour 250 millions. Avant Noël, Bruce Springsteen a cédé les siens pour une somme qui avoisinerait les 500 millions. Qu’est-ce qui justifie cette pluie de dollars sur des artistes qui ont moins de temps devant eux que derrière et dont le public « naturel » n’est pas celui de la génération TikTok ?

Il faut d’abord faire une distinction importante pour comprendre la logique derrière ces débours : l’industrie du disque, qui a été très lucrative jusqu’au tournant des années 2000, a toujours été le maillon le plus visible du monde de la musique au sens large. « Avant, l’édition [musicale] n’était pas considérée comme un secteur aussi important », souligne Patrick Curley, fondateur de Third Side Music, entreprise spécialisée en édition musicale et en gestion de catalogue.

Avec la révolution numérique, la valeur économique de la musique tient plus que jamais aux droits liés aux chansons elles-mêmes et à leur diffusion.

PHOTO SUSAN MOSS, FOURNIE PAR PATRICK CURLEY

Patrick Curley

Tout le monde réagit à la musique. Ça a une valeur économique, parce que ça touche les gens. Surtout les chansons célèbres. Les artistes comme Sting, Springsteen et Dylan ont des titres qui sont tellement connus à travers le monde qu’ils tournent tout le temps et génèrent des revenus réguliers.

Patrick Curley, fondateur de Third Side Music, entreprise spécialisée en édition musicale et en gestion de catalogue

Ce sont ces revenus qui sont dans le viseur de Sony, Universal, BMG ou des firmes spécialisées comme Hipgnosis et Primary Waves. En achetant, en tout ou en partie, les droits d’une chanson, ils s’assurent de toucher de l’argent chaque fois qu’elle est écoutée sur une plateforme comme Spotify et Apple Music, qu’elle est diffusée à la radio, dans un commerce, ou une salle de spectacle ou qu’elle est placée dans une série télé, un film, une publicité ou un jeu vidéo.

Miser sur les revenus à venir

Le calcul, pour Tina Turner ou Sting, est assez simple. « Plutôt que de faire, disons 5 ou 30 millions par année avec leurs droits, ils vendent leurs revenus à venir, résume Guillaume Déziel, entrepreneur spécialiste de la gestion et du partage de la propriété intellectuelle. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. » Pour les acheteurs, ces investissements de centaines de millions seraient rentabilisés sur des périodes de 10 à 25 ans, estiment les experts consultés par La Presse.

PHOTO ROGERIO BARBOSA, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Tina Turner en spectacle au Centre Bell en 2008

Le statut des artistes qui ont vendu leur catalogue à fort prix ne fait pas de doute : c’est l’aristocratie de la pop et du rock. Ou plutôt, l’élite d’hier. Springsteen et Tina Turner ne sont plus jeunes. Ceux que leur musique a accompagnés leur vie durant – leur public « naturel » – non plus. Et même s’ils ont touché des auditoires vastes, il n’est pas dit que la génération TikTok s’entichera un jour de Born to Run ou de Private Dancer.

PHOTO ARCHIVES LE SOLEIL

Romuald Jamet, professeur-chercheur en sociologie de la culture et du numérique à l’Université du Québec à Chicoutimi

N’est-il pas risqué de miser autant sur des répertoires qui tomberont peut-être dans l’oubli ? « C’est très logique par rapport aux modalités d’écoute sur les plateformes de diffusion en continu, dit au contraire Romuald Jamet, professeur-chercheur en sociologie de la culture et du numérique à l’Université du Québec à Chicoutimi. Ce qui est principalement écouté sur les plateformes, c’est ce qu’on appelle les fonds de catalogue. » L’avantage des succès anciens, c’est qu’ils génèrent des revenus prévisibles, ajoute Patrick Curley, alors qu’un succès de Drake, par exemple, va générer beaucoup d’écoutes en peu de temps avant de se stabiliser à la baisse.

« La majorité des gens qui écoutent [Neil Young], ce ne sont pas les fans », précise Romuald Jamet.

En fait, ce sur quoi misent ces entreprises, c’est que ces artistes et ces vieux titres vont être placés sur des listes de lecture générées automatiquement et qui vont être écoutées de manière pas très attentive par des centaines de millions d’auditeurs.

Romuald Jamet, professeur-chercheur en sociologie de la culture et du numérique

Ce n’est pas anodin : même si on a accès à des dizaines de millions de chansons et que les plateformes de diffusion en continu offrent la possibilité de choisir, la vaste majorité des gens ne décident pas de ce qu’ils écoutent. « Les auditeurs font très peu de recherches par eux-mêmes. Ça fonctionne principalement par recommandation algorithmique », dit encore le sociologue. Ses recherches sur le comportement des auditeurs indiquent que, 80 % du temps, ils écoutent des listes de lecture partiellement ou totalement générées par ordinateur.

Avec cette transformation, la musique devient, ni plus ni moins, un produit financier comme un autre, tributaire de la confiance des investisseurs. Pour une entreprise comme Hipgnosis, dont l’activité se concentre sur l’achat et la valorisation de catalogues musicaux, ce n’est plus la création elle-même qui a de la valeur, mais la « notoriété d’un artiste », dit le sociologue.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Guillaume Déziel

Investir dans la musique d’hier est considéré comme moins risqué que de lancer un nouvel artiste. « D’un point de vue business, je suis d’accord, dit Guillaume Déziel, qui a été le stratège derrière Misteur Valaire, mais du point de vue culturel, je trouve ça nul [comme vision]. »

Des chanteurs québécois pourraient-ils bénéficier d’un tel pont d’or ? Réponse courte : non. Les artistes qui récoltent des millions pour leurs chansons tournent partout dans le monde, ce qui est le cas de peu d’artistes québécois ou de la francophonie, l’exception étant Céline Dion. « On peut supposer que Québecor serait partant pour valoriser le répertoire québécois, notamment par sa plateforme Qub musique, avance Romuald Jamet, mais on ne parlera pas des mêmes sommes. »