Elle a eu un Stradivarius à l’âge de 15 ans, a étudié en Roumanie sous le régime communiste, aidé Philip Glass à composer un concerto, et quoi encore… Angèle Dubeau, qui accumule plus de 150 millions d’écoutes sur les services en ligne, vient de lancer avec La Pietà son 46album, Elle, réunissant des pièces composées uniquement par des femmes. À notre demande, elle revisite son impressionnante carrière.

« Elle joue comme un homme. » C’est avec ces mots qu’un critique a déjà dépeint une performance d’Angèle Dubeau au début de sa carrière.

Angèle Dubeau en a défoncé, des plafonds de verre, en devenant l’une des plus grandes solistes de sa génération. La violoniste a aussi décloisonné la musique classique, puisant dans tous les répertoires et n’hésitant pas à jouer des pièces issues de la culture populaire.

« Comme moi, mes parents aimaient toutes les musiques », raconte la septième de huit enfants élevés dans le petit village de Saint-Norbert, dans Lanaudière.

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Angèle Dubeau à 6 ans avec les Petits Violons de Jean Cousineau

Angèle Dubeau ne savait pas encore ce qui l’attendait, mais elle était prête à répéter des heures et des heures avec son instrument sous le menton. À 15 ans, la protégée de Raymond Dessaints est devenue la plus jeune élève du réseau des conservatoires de la province à remporter un premier prix de violon.

C’est aussi à cet âge qu’elle a donné son premier spectacle – le 2 avril 1977 à la salle du cégep de Joliette – avec son nom en tête d’affiche. « J’ai des frissons juste à y penser », dit-elle.

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Le premier concert officiel d’Angèle Dubeau

Après avoir pris l’avion tous les samedis pendant deux ans pour aller suivre des cours avec Dorothy DeLay à New York – et rentrer le soir même –, Angèle Dubeau a poursuivi ses classes avec elle à la prestigieuse Juilliard School of Music de New York.

Je me souviens d’avoir trinqué avec des copines, car une première femme avait rejoint l’Orchestre philharmonique de Berlin.

Angèle Dubeau

Deux ans plus tard, Angèle Dubeau a rencontré le grand maître Ştefan Gheorghiu au Concours international de musique de Montréal. « J’ai senti que j’étais mûre pour aller me perfectionner en Europe. » Or, Gheorghiu lui a dit : « Tu peux venir en Roumanie, mais ce n’est pas évident chez nous… »

Quand Angèle Dubeau a décidé de partir pour Bucarest, elle ne mesurait pas toutes les conséquences du régime de terreur de Nicolae Ceausescu et de la guerre froide. Elle avait 19 ans. « Ç’a été un choc, raconte-t-elle. J’avais des micros dans ma chambre et mes lettres étaient ouvertes. »

Heureusement, Angèle Dubeau pouvait compter sur la présence de Monique Poitras, aujourd’hui membre de l’Orchestre symphonique de Montréal.

Avec le recul, Angèle Dubeau peine à s’imaginer revivre les nuits d’hiver de Bucarest sans chauffage et sans eau chaude. « Il faisait tellement froid. Quand je finissais par réchauffer mes mains, je ne pouvais pas arrêter de jouer du violon ! »

Or, Angèle Dubeau a appris beaucoup pendant ces trois années au pays de Ceausescu. « Ça m’a façonnée et ça a ouvert mes horizons », reconnaît-elle aujourd’hui.

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Angèle Dubeau en 1987

L’amour, la famille, la carrière

C’est en 1984 qu’Angèle Dubeau a quitté la Roumanie pour rentrer à Montréal. Elle cherchait alors quelqu’un pour gérer sa carrière…

« Pendant l’été, il y avait un concert de Dave Brubeck au Festival de Lanaudière. J’avais l’auto de maman à Montréal et je devais la rapporter à Joliette », raconte-t-elle.

Une fois sur place, Angèle Dubeau a demandé au père Fernand Lindsay – fondateur du festival – de l’aider à se trouver « un lift » pour retourner en ville. Et qui avait une place dans sa voiture ? François-Mario Labbé, producteur du spectacle de Brubeck ! « Nous sommes allés au restaurant avec les parents d’Angèle et le père Lindsay. Ils n’allaient pas laisser partir Angèle avec un étranger », raconte François-Mario Labbé, qui nous rappelle avoir découpé des années auparavant un article de la violoniste dans le cahier Perspectives de La Presse.

Peu de temps après, Angèle Dubeau et lui ont eu un dîner d’affaires. Pendant un an, c’était « strictly business » entre eux, puis ils sont tombés amoureux. « C’était déjà arrivé au Québec dans le passé… », glisse Angèle Dubeau, pince-sans-rire.

Comme sa femme depuis plus de 35 ans, François-Mario Labbé voulait démocratiser la musique classique en fondant en 1987 Analekta (devenue depuis la plus grande maison de disques classiques indépendante du Canada).

En 1995, sa femme lui a lancé l’idée – dans un remonte-pente en ski – de créer ce qui deviendra La Fête de la musique de Tremblant. « Je voulais que ce soit la fête de toutes les musiques avec des concerts gratuits accessibles pour tous », souligne Angèle Dubeau, en confirmant la tenue du 25anniversaire de l’évènement l’été prochain après deux ans de disette.

La Pietà

En 1997, « après 20 ans de carrière plus traditionnelle comme soliste » et des tournées partout dans le monde, Angèle Dubeau a eu envie de se poser et de faire un album regroupant les concertos de Vivaldi. Elle a alors décidé de former un orchestre. Elle a écrit des noms instinctivement sur un bout de papier. « Et je constate que ce sont juste des noms de femmes. »

PHOTO FOURNIE PAR LA PIETÀ

Angèle Dubeau et La Pietà

Elle s’est rendue jusqu’à une douzaine de musiciennes. Ainsi est née La Pietà, qui célèbre son 25anniversaire, et qui a permis à Angèle Dubeau de communier avec d’autres artistes sur scène tout en gardant sa place au-devant comme soliste. « Avec la solitude qui me pesait de plus en plus en tournée, j’avais trouvé une nouvelle façon de faire de la musique. »

Pour la petite histoire, La Pietà fait allusion à l’Ospedale della Pietà de Venise, qui était à la fois un orphelinat et un conservatoire de musique pour des jeunes filles qu’on gardait cloîtrées. Vivaldi y fut un maître de violon autour de l’an 1700. Angèle Dubeau et ses comparses de La Pietà réaliseront par ailleurs un rêve les 5 et 6 mars prochains, alors qu’elles se produiront à Venise dans l’église de La Pietà.

Un répertoire « sans barrières »

Angèle Dubeau se remémore ses spectacles avec l’acteur Guy Jodoin (ce dernier incarnait le fantôme du compositeur Telemann) et celui avec Mario Saint-Amand (dans la peau du diable pour l’album Les violons d’enfer).

La virtuose et La Pietà ont sorti des albums de musique de films (Harry Potter, The Last of The Mohicans) et de jeux vidéo (Final Fantasy, Assassin’s Creed).

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Angèle Dubeau

Angèle Dubeau rappelle s’être fait reprocher de parler sur scène entre deux pièces (ce qu’on voit dans un spectacle pop, mais rarement dans un concert classique).

"La musique ne doit pas être l’apanage d’une élite, elle est le bien de tous. " Cette citation de Telemann, je l’ai faite mienne.

Angèle Dubeau

« Une petite révolution »

Quand Angèle Dubeau a découvert Steve Reich et Philip Glass, il y a une vingtaine d’années, elle a eu l’impression d’assister à une « petite révolution ». Elle n’ose pas s’en vanter, mais Angèle Dubeau s’intéresse à la musique dite postclassique ou minimaliste depuis fort longtemps. « On ne sait plus comment l’appeler, mais cela vient chercher beaucoup de gens, dont moi. »

Dans sa série d’albums où elle fait le portrait d’un compositeur, elle s’est penchée sur le répertoire de Ludovico Einaudi en 2015, soit bien avant le succès monstre du pianiste qui a rempli le Centre Bell. « J’ai appris à me faire confiance. Si quelque chose me donne la chair de poule, d’autres vont l’avoir aussi. »

« J’ai passé la moitié de ma carrière à jouer la musique de gens à qui je ne pouvais pas parler », poursuit la musicienne, vers qui Philip Glass s’est tourné pour achever un concerto. « C’est l’fun de prendre un café avec Max Richter ou de demander carte blanche à Jean-Michel Blais. »

Il faut par ailleurs écouter la version de Nostos d’Angèle Dubeau et La Pietà.

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Que des compositrices

Pour son nouvel album Elle, Angèle Dubeau n’a fait appel qu’à des compositrices. Elle s’emballe quand elle parle de la Britannique Rebecca Dale, née en 1985. Ou encore de l’Australienne Elena Kats-Chernin.

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Angèle Dubeau et La Pietà interprètent aussi la chanson Arise de la compositrice britannique Isobel Waller-Bridge, sœur de l’actrice et scénariste Phœbe Waller-Bridge (à qui on doit la série Fleabag).

Il y a aussi une pièce de Caroline Shaw et de la compositrice québécoise – pianiste de formation – Julie Thériault (Transmutation). La seule pièce ancienne est de nulle autre que Hildegard von Bingen. « La première compositrice du XIIsiècle dont on trouve les écrits », rappelle Angèle Dubeau.

Encore plein de projets

Angèle Dubeau se réjouit de voir de plus en plus de jeunes dans ses salles. « Les jeunes sauvent la musique classique », affirme même François-Mario Labbé.

« Angèle a plus de 150 millions d’écoutes en ligne, ajoute-t-il. C’est énorme. » L’an dernier, Angèle Dubeau a sorti l’album Immersion. Elle vient de lancer Elle et un autre portrait est aussi en chantier.

À l’approche de la soixantaine, Angèle Dubeau ne veut pas reprendre une forte cadence de spectacles, mais elle soulignera le 25anniversaire de La Pietà à la Maison symphonique le 26 avril, le 1er mai au Palais Montcalm et dimanche à Sherbrooke. « Il y a plein de projets que je veux faire… », glisse-t-elle.

« Elle pis ses flashs, blague François-Mario Labbé. Dans sa tête, ça n’arrête jamais. »

À la salle Maurice O’Bready de Sherbrooke le 20 février, à la Maison symphonique le 26 avril et au Palais Montcalm le 1er mai.

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Des moments forts dans la vie d’Angèle Dubeau

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Angèle Dubeau et son Stradivarius

Son Stradivarius

Angèle Dubeau a 15 ans quand ses tantes organisent une grande collecte afin que leur nièce puisse jouer sur un instrument à la hauteur de son talent. Ses parents se souviennent alors que le violoniste acadien Arthur Leblanc a un Stradivarius, appelé le « Des Rosiers », fabriqué à Crémone, en Italie, en 1733. La famille trouve M. Leblanc à Québec, il habite rue… Sainte-Angèle. Après deux ans de location, les Dubeau deviennent propriétaires du rarissime instrument.

PHOTO FOURNIE PAR ANALEKTA

L’album Blanc, qu’Angèle Dubeau a sorti en 2014 à la suite de son cancer

Son cancer

« C’est la seule période de ma vie où j’ai été aphone de mon violon. » En 2013, Angèle Dubeau apprend qu’elle a un cancer du sein. Elle se fait opérer et pendant sa convalescence, elle écoute énormément de musique, à défaut de pouvoir en jouer. « J’avais peur que ça ne revienne pas comme avant […] Je me souviens de la première fois que j’ai repris mon violon en cachette chez moi. Je pleurais de joie. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Angèle Dubeau et son mari, François-Mario Labbé, photographiés lors de l’inauguration de la saison de l’OSM en 2019

L’album Blanc

Alors qu’Angèle Dubeau est en fin de traitement, son mari François-Mario Labbé apprend qu’il a un cancer à son tour. Le couple décide alors d’aller dans le désert du Maroc pour à la fois « faire le vide et refaire le plein ». Les deux ont finalement pu guérir et l’album Blanc est né, un album « de lumière et de guérison » qui a connu un succès remarquable sur le plan des ventes.

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Angèle Dubeau et sa fille Marie

Sa fille Marie

« Avec le recul, je l’admire pour sa conciliation travail-famille. Quand elle partait en tournée, elle me laissait des mots dans mes lunchs. » Marie Dubeau-Labbé raconte que « le son du violon en arrière-plan » lui a manqué quand elle est déménagée. Elle a obtenu son diplôme de l’Université Concordia en 2015, en même temps que sa mère recevait un doctorat honoris causa. « Et j’ai eu le diplôme de ma maîtrise en Angleterre au Southbank Center, où ma mère s’était produite 30 ans auparavant. » Elle admire la soif de renouveau de sa mère. « Elle a une curiosité comme j’ai rarement vue dans ma vie. »