Depuis deux décennies, des joyaux du rap franco comme Bouge de là, Victime de la mode, Caroline, Nouveau Western ou encore Obsolète étaient introuvables sur support physique et en téléchargement légal. Leurs écrins, les albums fondateurs de MC Solaar Qui sème le vent récolte le tempo (1991) et Prose combat (1994), avaient été mis sous clé par la justice française au tournant des années 2000 en raison d’un litige contractuel.

Quelque 20 ans plus tard, la hache de guerre est enfin enterrée. L’exhumation de Qui sème le vent récolte le tempo a eu lieu en juillet, 30 ans après sa sortie initiale, alors que Paradisiaque accomplira sa vocation double à la fin de l’année. La réédition de Prose combat, elle, est toute fraîche, offerte depuis le 24 septembre.

« Ce sera un souvenir et une réminiscence pour les gens qui ont vécu cette époque-là, explique MC Solaar à La Presse. Pour les plus jeunes générations, c’est peut-être l’occasion de découvrir la genèse, de se rendre compte qu’il y avait déjà plein de chemins pour le futur. »

Au tournant des années 1990, aux côtés d’IAM et de NTM, MC Solaar jette les bases du rap francophone grâce à Qui sème le vent récolte le tempo. Le tube Bouge de là propulse le hip-hop « made in France » à la radio commerciale. Autre fait inédit : à la fois les médias, le monde des lettres, l’industrie de la variété et les émules hexagonaux de Beastie Boys ou de Public Enemy applaudissent.

« Le style que j’avais pris était un style que personne n’aurait voulu prendre parce qu’il n’existait pas en Amérique du Nord. On avait une volonté de faire du rap français. Pas obligé de porter une casquette ; on peut porter un béret. Pas obligé de faire comme à Los Angeles en disant qu’on était les plus forts ; on n’était pas musclés. Il y avait aussi cette ouverture poétique sur le plan des lyrics [paroles]. On a eu le soutien de tout le monde ; de la scène rap, mais aussi la chanson française. C’était un phénomène nouveau. »

En 1994, MC Solaar tire juste avec l’album Prose combat et sa locomotive Nouveau Western, qui emprunte à Serge Gainsbourg un échantillon de Bonnie and Clyde.

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Les deux albums inauguraux de MC Solaar tranchent par leur ouverture et leur érudition avec les énièmes pastiches de gangsters américains. « À un moment, on est jazz. À un autre moment, on est strictement hip-hop. Puis, à un autre moment, on fait une ouverture funk. En gros, je crois que je faisais toutes les figures, comme dans le patinage artistique. »

Si la construction sonore de MC Solaar était nouvelle, il fallait bien trouver les outils quelque part. Le rappeur raconte ainsi la convergence créatrice des débuts : « On avait trois architectes musicaux, en incluant l’ingénieur du son Philippe Zdar [victime d’une chute mortelle en 2019], qui est arrivé avec son sac et ses références. Hubert Blanc-Francard [dit Boombass] a apporté des éléments de la soul et de la house music naissante, sur les plans du son, de la profondeur et des voix samplées. Le troisième personnage était un DJ, Jimmy Jay, spécialiste des enchaînements. Chacun a apporté des fragments de sa culture personnelle. Moi, je suis arrivé avec un arsenal linguistique. Au lieu qu’il y ait un seul cerveau, il y avait quatre cerveaux en réseau. »

Le deuxième album pousse l’exploration des styles, avec une fibre jazz exacerbée – « un supplément d’âme », précise le poète.

Jusqu’à Prose combat, on était encore dans la découverte, dans l’insouciance totale. On ne savait même pas ce qu’on faisait. La seule chose qu’on savait, c’est qu’on était un peu pionniers dans notre style, qu’on était un peu différents.

MC Solaar

MC Solaar défendait un rap littéraire et intello : variation de styles, mais aussi de figures de style, à commencer par l’allitération. Son deuxième album fourmille de clins d’œil populaires, presque impossibles à dénombrer. « J’avais une vocation d’enseignement, alors je plaçais des références pour aider les gens dans leur cursus scolaire ou pour qu’ils puissent ouvrir des dossiers et des tiroirs, pour qu’ils s’intéressent à des œuvres de cinéma, à l’histoire des mouvements politiques. Mon écriture se situait entre hypertextualité et pop-art. »

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Par malheur, les plaies – l’impérialisme (Nouveau Western), les guerres (La concubine de l’hémoglobine), le divertissement vide (Superstarr), « la déconsidération de certains êtres » (Dieu ait son âme) – dans lesquelles MC Solaar trempait sa plume sont toujours vives. « J’aurais pu écrire les mêmes mots aujourd’hui », note le rappeur, aussi capable de légèreté et d’humour.

Une longue pause

Il n’y a pas que les quatre premiers disques de MC Solaar qui ont longtemps été introuvables. Le rappeur lui-même s’est fait rare pendant près d’une décennie, de 2007 à 2017, année où il a fait paraître Géopoétique. MC Solaar met cette absence – qui devait durer deux ans tout au plus –, sur le dos de la paternité et d’« un peu de paresse ».

« Mon slogan, dans Bouge de là, c’était : “J’ai dû disparaître… pour réapparaître.” Il fallait bien qu’un moment, je revienne à ces amours qu’on appelle la musique. »

Les Français ont réservé un accueil enthousiaste aux simples tirés de son plus récent disque, que ce soit Sonotone, sur les affres de la vieillesse, ou AIWA, où il évoque notre coin de pays : « Au Québec, c’est la Goose ou la Polar. »

« Un conseil que je donnerais à quelqu’un, c’est qu’au lieu de partir 6 ou 7 mois, il faudrait qu’il parte 6, 7 ou 15 ans. Comme ça, quand il revient, il y aura eu une vraie attente. Peut-être que vous allez bientôt voir revenir KC LMNOP ? On ne sait jamais », rigole-t-il en faisant référence au parrain du rap joual.

À l’image d’un vieux sage juché sur son nuage, MC Solaar donne l’impression de regarder la mêlée tout en restant en retrait. Le jeu rap, très peu pour lui. Dans le Paris et les banlieues des années 1980, il a connu presque tous les clans, explique-t-il.

Ses démêlés auront plutôt été affaire de tribunaux. La cause du retrait des quatre premiers opus de MC Solaar ? Une dispute entre le légendaire poète-rappeur et Polydor, maintenant propriété d’Universal, sur la commercialisation des troisième et quatrième albums, pensés et négociés comme un disque double, contrat à l’appui. Leur parution en deux temps, en 1997 puis l’année suivante, a enclenché une saga judiciaire au terme de laquelle ni le rappeur Claude M’Barali, de son vrai nom, ni la maison de disques n’ont obtenu les droits de vente du catalogue de MC Solaar.

« Je crois que ça valait la peine, avec un petit bémol ; la communication. Chacun est allé vaquer à ses occupations, mais si on avait eu cette communication plus tôt, on se serait rendu compte qu’il y avait des gens équilibrés et normaux de chaque côté. On aurait pu gagner une décennie. C’est comme si personne n’avait de numéro de téléphone. »

Aujourd’hui, de nombreux producteurs ont celui de MC Solaar, et plaident pour un retour sur scène. « Au départ, je n’avais pas l’intention de faire de concerts, mais je commence à cogiter. Si je le peux, j’irai faire un petit tour là-bas, près de Sherbrooke et Peel, pour m’arrêter chez Eggspectation et, peut-être, un soir chanter. »

L’effet Solaar au Québec

Muzion

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Jocelyn Bruno, alias Dramatik

J’avais 18 ans et seulement quatre ans de rap sous la ceinture quand j’ai entendu la voix de MC Solaar pour la première fois dans un minuscule 2 ½ en 1992. J’avais déjà entendu Eric Pascal [Crazy Noize] faire du rap en français et MRF, mais pas comme ça ! Je venais de découvrir le plus proche équivalent de Rakim, et ce, dans la langue de Paris ! C’est cette découverte même qui changea la langue de mon clavier. Deux années plus tard, j’étais vendu à l’idée que rapper en français pouvait être aussi cool. En 1994, je construisais au complet ma banque de combinaisons de rimes en français, mais toujours avec la science lyrique et le groove du Bronx. En 1996, le groupe Muzion est né. Pour sûr, l’astre Muzion renferme un fort taux de minerais provenant tout droit du système Solaar. Tous lui sont redevables, du béton au Cloud MC !

Jocelyn Bruno, alias Dramatik, cofondateur de Muzion

Dubmatique

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Ousmane Traoré, alias OTMC, et Jérôme-Philippe Bélinga, alias Disoul

MC Solaar fait partie de mon entourage. J’ai eu la chance de le voir performer dans ma ville natale, à Roissy-en-Brie, là où j’ai commencé à faire du rap, en Seine-et-Marne en 1985. On a eu la chance de le recroiser à Montréal plusieurs fois. Quand je vais à Paris, je lui serre la main, je prends un verre avec la nuit. Il a toujours été un phare dans le milieu hip-hop et dans l’industrie. Il a été un des premiers artistes à vendre plus de 1 million de singles. Il est encore dans les top ventes. C’est un phénomène. Il nous a inspirés par ses mots, par sa philosophie, par son univers musical teinté de jazz et inspirés par les productions de Jimmy Jay. On le suit depuis longtemps. Il nous a donné la chance de performer à ses côtés au gala SOBA [Sounds of Blackness Awards] en 2010. C’est un grand artiste qui ne cessera jamais de créer. Il est à la source du hip-hop francophone. La manière dont MC Solaar rappe et travaille ses textes, ça va rester.

Ousmane Traoré, alias OTMC, cofondateur de Dubmatique

Loco Locass

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Sébastien Fréchette, alias Biz

Batlam [Sébastien Ricard] et moi, dans les années 1980, écoutions du rap essentiellement américain. En français, les tentatives restaient de l’ordre du pastiche et de la grosse joke. Peu de temps après la sortie de Prose combat, en 1994 ou en 1995, on était dans le sous-sol de mes parents, à Québec. À un moment donné, on avait du fun dans un party et quelqu’un a fait jouer ce disque-là. Aussitôt, on s’est tous attroupés autour la radio. On n’y croyait pas : “OK, ça sonne, il y a un bon flow, ce n’est pas quétaine, c’est assez jazz.” Ç’a été un déclic : c’est non seulement possible de faire du rap en français sans tomber dans la parodie, mais c’est aussi possible de faire du rap sans être un bandit. On était des enfants de bonne famille, des ti-culs d’intellectuels, et on n’avait aucune légitimité parce qu’on n’était pas dans un gang de rue de Los Angeles. Lui, il arrive avec ses citations littéraires à tour de bras, ses mots compliqués… À un moment donné, on s’est dit : “Il faut faire comme Solaar, mais au Québec, en parlant de nos affaires et avec nos accents.” On a dû s’affranchir de nos influences, mais c’est lui qui nous a débarré la porte, qui nous a donné la légitimité pour rapper en français.

Sébastien Fréchette, alias Biz, cofondateur de Loco Locass

Boogát

J’ai retranscrit toutes les paroles de Prose combat à l’oreille et c’est comme ça que j’ai appris à écrire du rap en 1995. Le haut niveau culturel et musical de Solaar m’a appris à avoir une profondeur sur le plan du fond tout en montant le niveau technique de la forme. C’est un disque qui est encore pertinent aujourd’hui et c’est beaucoup grâce à Jimmy Jay à la production, mais surtout grâce à Pigale Boom Bass à la production et Zdar – RIP – au mix, qui sont devenus Cassius par la suite et qui n’ont jamais cessé d’être pertinents dans leurs propositions subséquentes dans la French Touch. Prose combat est un disque parfait où l’aspect technique et l’aspect artistique s’équivalent : je l’écoute encore 26 ans plus tard et le plaisir qu’il me fait éprouver ne s’est toujours pas tari.

Daniel Russo Garrido, alias Boogát