Elisapie va clore ce vendredi au Festival de jazz le cycle de son album The Ballad of the Runaway Girl, après trois années pour le moins chargées en émotions. Discussion avec une femme qui fuit… de moins en moins.

« Je n’ose même pas penser à comment je vais vivre ce moment-là. Ça va demander beaucoup d’équilibre mental et spirituel. »

À quelques jours de ce spectacle significatif — une prise 2, en quelque sorte, pour remplacer celui qui était prévu au National au printemps 2020 —, Elisapie est fébrile au téléphone. Et, elle en convient, fort émotive.

« Je pense que ça va être un peu trop too much. Mais je me suis préparée, j’ai averti tout le monde. J’ai dit : “Les enfants, ne me faites pas pleurer cette semaine, soyez cool !” Eh boy… Ça va être intense, je le sais. »

Lorsqu’elle a créé l’album The Ballad of the Runaway Girl après avoir traversé une dépression, Elisapie a fait face au passé et puisé son inspiration dans ses racines, un processus salvateur qui l’a complètement transformée. Trois ans plus tard, la chanteuse inuk estime qu’interpréter ces chansons a permis à la guérison « de continuer », et juge que, même s’il y aura toujours en elle « un petit fond de Runaway girl », elle fuit de moins en moins.

Ç’a été un réel plaisir de partir en tournée avec ces chansons. Elles m’ont formée et ont été mon véhicule pour aller là où je devais aller et oublier. C’est sûr que j’aurai toujours mes bibittes : quand on en règle, on en crée toujours d’autres. Mais je suis plus libérée.

Elisapie

Depuis trois ans en tout cas, et particulièrement depuis la mort tragique de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette il y a un an, on peut quand même dire qu’Elisapie a surtout fait face. Devenue une des voix de la cause autochtone, la chanteuse, sollicitée de toutes parts, a pris la parole et est montée au front sans se défiler, avec autant de patience que de dignité.

Mais il lui a fallu « beaucoup de force mentale » à travers tout ça, glisse-t-elle, car elle devait « dire les bonnes choses » tout en gérant sa peine, et tout cela sans se laisser submerger par la colère.

« Melissa Mollen Dupuis, Natasha Kanapé Fontaine, moi… tout le monde voulait nous parler, mais nous, on était tout à l’envers. C’était très lourd cet été avec la découverte des sépultures d’enfants autochtones, alors qu’on pensait que ça ne pouvait pas l’être plus… On était tous sur le bord du breakdown émotionnel en tant qu’autochtones. Mais les gens ont pu enfin comprendre les injustices réelles et tragiques, pourquoi on souffre. »

S’il lui a fallu parfois dire non, afin de se protéger, elle s’est tout de même sentie capable d’assumer ce statut de porte-parole. « J’étais prête à donner et je me suis dit que je pouvais être une force. »

Un pont

Alors que la pandémie nous a isolés les uns des autres pendant cette année éprouvante, Elisapie estime que le spectacle de ce vendredi soir sera le moment idéal pour déposer toutes les émotions vécues au pied de la scène de la place des Festivals. Les siennes et celles des spectateurs, dans un safe space où tout sera permis : le silence, les larmes, le recueillement.

Je veux être le véhicule, le pont pour ces gens, les allochtones qui ont été nos alliés, à l’écoute. C’est guérissant de se sentir entendu.

Elisapie

Cet espace lui permettra de témoigner non pas de sa peine, mais plutôt de sa reconnaissance pour « tout, tout, tout ». Afin de trouver une sorte de repos, ou de réconfort. « Je vais pouvoir déposer tout ce que j’ai pris… ou porté peut-être ? », dit-elle dans un court sanglot, qui remonte pendant quelques secondes à peine.

« Être artiste, c’est être capable de reconnaître qu’il faut laisser cet état quelque part. Ça va être ce moment-là, une réelle rencontre avec le public. C’est presque thérapeutique ! »

Cette communion attendue aura lieu dans le bonheur de refaire de la musique live avec ses musiciens. « C’est primordial, cette énergie, on a faim, on donne ! » Et à travers les chansons de The Ballad of the Runaway Girl, qui parlent justement de ces sujets douloureux, « les pensionnats, l’adoption, les femmes, les grandes peines, l’injustice… », énumère-t-elle.

C’est sûr qu’on va toucher les choses qui nous ont marqués tout le monde. Ce ne sont pas des tounes de party, mais des tounes avec une histoire.

Elisapie

Trois ans plus tard, Elisapie chante toujours avec autant de ferveur ces chansons de souffrance et de résilience. « Elles sont très vivantes et je ne suis pas tannée du tout de ces chansons. J’aurais pu faire un an de plus de tournée. »

Mais elle sentait qu’il était temps de passer à une nouvelle étape. « Je rentre en studio cet automne avec un projet spécial dont je ne peux pas parler trop, inspiré de mes souvenirs d’enfance. »

Que lui souhaiter pour le spectacle de ce vendredi ? « J’essaie de ne pas trop réfléchir à ça, j’ai tendance à vouloir contrôler trop de choses. Juste pas de pluie, s’il vous plaît ! »

Elle espère surtout qu’il y aura de la place pour l’écoute, et qu’on ressentira le côté solennel du moment. « Je ne m’attends pas à ce que les gens crient comme des fous ! Je veux juste m’assurer qu’ils vont rentrer à la maison avec quelque chose dans le cœur, qui n’a peut-être pas besoin de mots. »

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