Sur son troisième album, Sarahmée versifie non seulement la lutte contre les inégalités des sexes et les injustices raciales, mais aussi celle contre des démons intimes comme la dépendance. Pour la première fois de sa carrière, la rappeuse défendra son matériel sur la plus grande scène des Francos avant d’entamer une tournée des salles du Québec. Entretien.

Lorsque l’on repère Sarahmée Ouellet à la galerie à ciel ouvert Blanc, dans le Village, un homme discute avec elle. Son agent ? Plutôt un quidam, qui s’en va à notre arrivée. « Il m’a demandé si je voulais boire un café et devenir son amie. » Une petite scène qui en dit long sur le charisme de la rappeuse, découverte par le grand public grâce à son rôle de juge à la compétition de rap La fin des faibles, diffusée à Télé-Québec, et à son deuxième album, Irréversible, paru en 2019.

La suite, Poupée russe, décortique un peu plus les thèmes qui lui sont chers, à l’instar des matriochkas qui s’emboîtent les unes dans les autres. « L’esprit était de rentrer un peu plus dans le tas, précise l’artiste de 35 ans. Dans le sens d’approfondir des sujets, mon identité musicale, ce que je voulais affirmer, comment je voulais le dire, sur le plan de la musique, des paroles, du ton. »

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Malheureusement, l’actualité récente lui a donné matière à rimes, que ce soit la nouvelle vague de dénonciations d’agressions et d’inconduites sexuelles au Québec ou le meurtre de George Floyd, Afro-Américain asphyxié par le genou du policier Derek Chauvin en mai 2020 à Minneapolis. Même une chanson d’amour comme Genou à terre nous ramène malgré elle au tragique évènement.

« J’aime pas les appels improvisés, j’pense toujours qu’c’est monsieur l’proviseur, ou qu’une nouvelle victime a été visée, repose en paix pendant 24 heures », rappe plus explicitement Sarahmée sur De près.

L’autrice-compositrice, qui a renoué avec le papier, le crayon et les ratures pour « mieux peser [s]es mots », tient à nommer les injustices parce qu’elles font partie de sa vie, tout simplement.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Je côtoie des gens de tous les sexes, de toutes les couleurs, de toutes les religions, de toutes les origines. Pour moi, le sexisme et le racisme, c’est le même genre de luttes, c’est pareil.

Sarahmée

« Je suis une femme noire, avec mes expériences. D’autres l’ont beaucoup plus difficile que moi, mais chacun a son histoire et mérite d’être entendu. Je pense qu’on va tous vivre plus heureux en gagnant ces batailles. »

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Aujourd’hui, Sarahmée connaît sa valeur, qui n’a ni genre ni couleur. « I ain’t no bitch pour remplir tes quotas », avertit-elle sur la frondeuse Superflex. « C’est sûr que j’ai déjà été un token dans certaines affaires, admet-elle. Avec le temps, il y a des choses que je flaire, que je refuse, parce qu’il y a des gens plus qualifiés que moi pour parler. Je ne suis pas la porte-parole des Noires. Je suis Sarahmée. J’aimerais mieux parler de ma musique, de ce que je fais, plutôt que de toujours être invitée à répondre aux questions sociales. »

Danser, penser

Alors vite, parlons musique. En continuité avec Irréversible, la rappeuse prend le pari de plaquer des propos souvent pesants sur des airs légers ; danser d’abord, penser ensuite.

Stromae fait ça très bien. Il attire l’attention sur quelque chose, puis les gens vont à décoder le message. C’est moins lourd.

Sarahmée

Pour la trame sonore de Poupée russe, Sarahmée a refait confiance à ses complices Tom Lapointe et Diego Montenegro, à la croisée de l’afrobeat, des rythmes latins, de la pop et de la trap. Entre autres compositeurs invités, Clément Langlois-Légaré et Adel Kazi, membres du collectif Clay and Friends, rencontrés dans un camp SOCAN en 2019, ont bricolé les beats de trois pièces.

« Je savais qu’on allait écouter un peu plus cet album-là, qu’il y avait des attentes différentes, dit la jeune femme, dont le sourire dévoile des dents en or assortis à ses boucles d’oreilles et à ses cheveux blonds. Je me suis dit : “Il faut que je monte la barre, que les beats soient solides, que ce que je dis soit solide.” »

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Ce qu’elle dit est à la fois solide et tendre, de front et introspectif. Sarahmée aborde tant son héritage africain — elle est née au Sénégal – que les portes qu’elle a dû défoncer pour toucher le succès : Quand la route est longue avec FouKi, Villipendées avec Chilla, Poupée russe ou encore Le cœur a ses raisons, qui tourne en boucle à la radio.

Sobrement

Les vers les plus intimes de Poupée russe font toutefois écho à des problèmes de dépendance à l’alcool qui se sont exacerbés dans la foulée de la sortie d’Irréversible, en 2019. « La honte me suit comme si c’était mon ombre, isolée même dans une foule de monde, tous appels restent sans réponse, devant chaque main tendue j’me dégonfle », assène-t-elle sur Partir plus tôt.

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« J’ai eu des problèmes de consommation et j’ai dû aller me faire soigner, confie Sarahmée, sereine et lumineuse. J’ai fait une thérapie en décembre 2019. C’est quelque chose qui existait déjà, mais qui s’est amplifié. C’est devenu hors de contrôle. C’est un truc sournois, la dépendance, parce qu’au début, c’est juste du fun, mais après, tu n’en as plus du tout. »

Quand ça fait longtemps que tu n’as plus de fun, il faut faire quelque chose. Le bas-fond est intense. Je m’en suis sortie grâce à la thérapie, à mes amis et à mon nouveau style de vie.

Sarahmée

Sarahmée a exprimé son mal-être entre autres pour encourager d’autres personnes aux prises avec des troubles de santé mentale ou de dépendance à demander de l’aide. « J’ai réfléchi à ce que les gens allaient penser, mais je travaille à me défaire de ce que les gens pensent de moi. Je me suis dit : “C’est sûr que quelqu’un va écouter la chanson et va comprendre.” Dans la chanson, on peut sentir la dépression, la consommation, plein de choses, mais ça revient à être en détresse et à oser demander de l’aide. »

Désormais sobre dans un milieu enclin aux excès, la rappeuse dit trouver son plaisir autrement. Dans le sport, par exemple. « J’ai beaucoup plus de fun qu’avant. Me réveiller tous les jours top shape, ça n’a pas de prix. Je n’aurais pas pu changer mon mode de vie sans faire de gros changements : de fréquentation, d’habitudes, de beat. C’est toute une discipline, mais tu n’as pas le choix. Ça ne me tente pas de retourner là où j’étais. »

Mais de retourner aux Francos, qui l’accueillent depuis 2013, ça oui ! Pour la première fois de sa carrière, la chanteuse montera sur la scène principale de la place des Festivals. « Laurent Saulnier [le grand patron] est un fan de rap, un supporteur depuis le début, glisse-t-elle. Quand j’ai partagé l’annonce de mon spectacle, il m’a écrit : “Bienvenue chez toi.” C’est comme ça que je me sens chaque année que je fais les Francos : à la maison. »

Si le variant Delta ne joue pas les trublions, Sarahmée entamera dans les prochains mois une tournée des salles du Québec. « Je rencontre beaucoup de monde qui connaît les tounes. C’est toujours un choc. Les gens m’attendent, réservent et viennent pour moi. Ce n’est plus un accident au tournant d’un festival. »

Pour la première fois, ce sera son spectacle à elle, son nom à elle sur l’affiche. En toute excentricité. En toute sobriété.

En concert aux Francos le 11 septembre à 19 h 30

L’album Poupée russe (STE-4) est offert sur toutes les plateformes à partir du 3 septembre

Sur la compétition de rap La fin des faibles

« La musique, c’est tellement subjectif, et je n’ai pas la même sensibilité que Koriass et Souldia [les deux autres juges]. Être à la télé et juger nos collègues — parce que oui, ils sont déjà dans le bain —, j’ai trouvé ça intéressant. J’ai eu du fun parce que j’étais aux premières loges. J’ai hâte qu’on commence la deuxième saison. On va être plus proches des participants dans le processus, avec plus de mentorat. »

Sur son travail de mannequin

« À la fin, pour moi, c’est de la représentation. Ce n’est pas juste que je veux avoir ma face étampée partout. Ça, je m’en fous. Mais pas quand des gens me disent : “Je t’ai vue en une du Clin d’œil et je l’ai acheté pour ma fille.” Quand je rentre au La Baie ou que je vais dans des réunions de cosmétique, je vois de plus en plus de femmes noires avec mes pantalons, de plus en plus d’Asiatiques. C’est nice. Ce que j’aimerais, c’est que ce que je vois dans la rue soit présent dans les médias, soit présent dans ma télévision, à la radio, etc. »

Sur les comparaisons avec son frère Karim Ouellet

« On se lance la balle, c’est du ping-pong. Quand j’ai commencé, j’étais beaucoup “la sœur de”. C’était bien correct. Karim était au top et moi je faisais des featurings, je charbonnais dans mon coin. Aujourd’hui, des gens ne savent même pas que c’est mon frère. Ça veut dire qu’ils m’ont découverte par ma musique, par mon identité artistique. »