Révolu, le temps où l’unique façon de gagner sa vie comme artiste de musique populaire était de se faire repérer par une grande maison de disques. Des réseaux sociaux aux télé-crochets en passant par les concours-vitrines et les collectifs indépendants, voici une liste (non exhaustive) des différents moyens de percer en musique en 2021.

Les bonnes vieilles maisons de disques

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

Eli Rose, auteure-compositrice-interprète

Il fut un temps où les grandes maisons de disques et les étiquettes indépendantes étaient les seules voies pour percer le marché de la musique.

« Les canaux de distribution étaient contrôlés par très peu d’acteurs, explique Danilo Dantas, professeur agrégé à HEC Montréal et spécialiste du marketing de la musique. Ce qui s’est passé, avec le développement des réseaux sociaux et d’autres outils d’autoproduction, c’est qu’il y a maintenant d’autres chemins possibles pour avoir du succès. »

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Danilo Dantas, professeur agrégé à HEC Montréal et spécialiste du marketing de la musique

Depuis le début des années 2010, il ne reste plus que trois « majors » : Universal, Sony et Warner. Ils détenaient ensemble 68 % du marché physique et numérique en 2019, selon l’agrégateur de données Statista. Chacun a absorbé ou créé plusieurs labels au fil des ans, qui eux-mêmes sont souvent des étiquettes parapluies.

Toutes ces branches rejoignent de nombreux marchés, partout dans le monde. Et des étiquettes plus petites sont souvent associées aux majors pour la distribution à l’étranger. Au Québec, c’est le cas de l’étiquette de rap Joy Ride Records, par exemple, associée à Universal Canada et à Sony Music France. Sony est aussi distributeur du label Audiogram, tandis que Coyote Records et Bravo Musique ont des ententes de distribution avec Universal.

Malgré ces empires, les maisons de disques n’ont plus la mainmise exclusive qu’elles avaient. « Elles continuent d’exister, mais de moins en moins », signale Danilo Dantas. Les majors dictent encore les tendances, mais sont surtout à l’affût des phénomènes.

Il est devenu bien plus rare que les grands labels investissent dans un artiste qui ne part de rien, qui frapperait à la porte armé de son seul talent. « Ils préfèrent mettre leur argent sur quelque chose de sûr », dit Danilo Dantas.

Si un artiste arrive à avoir des fans par lui-même, sans l’appui de budget de communication ou des professionnels pour l’aider à évoluer, c’est un signe que si on le met dans les bonnes conditions, il va aller plus loin.

Danilo Dantas, professeur agrégé à HEC Montréal et spécialiste du marketing de la musique

L’auteure-compositrice-interprète Eli Rose sait bien que son étiquette, Maison Barclay, une division de Universal, signe surtout des musiciens « qui ont déjà un following ». Elle fait partie des exceptions. Universal a beaucoup misé pour la guider sous les projecteurs à partir de presque rien. « Quand j’ai signé, j’avais 16 followers ! », dit-elle.

Deuxième moitié du duo Eli et Papillon pendant longtemps, Eli Rose a passé une dizaine d’années à naviguer dans le milieu, notamment comme parolière pour plusieurs artistes, mais aussi comme employée d’une boîte de gérance. Elle s’est bâti un réseau de contacts. Par exemple, la traqueuse radio qui a fait circuler son premier extrait solo, dans lequel elle avait investi ses économies et qui s’est hissé dans le top 10.

Son conjoint, le réalisateur Jérémie Saindon, l’a aidée à se construire une image et a envoyé son portfolio à ses propres contacts. Le nom d’Eli Rose s’est rendu dans des maisons de disques et des agences québécoises, puis françaises, jusqu’à atterrir dans les mains de Universal Canada. « Ce n’est pas impossible de le faire sans contacts, assure Eli Rose. Mais sans ces années-là dans le milieu, à parler aux gens, ç’aurait été tellement difficile de rentrer. »

Sous les projecteurs des télé-crochets

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Alicia Moffet. Star des réseaux sociaux, participante à la 3e saison de La voix et auteure-compositrice-interprète (Billie Ave.)

Les télé-crochets, très populaires, offrent une plateforme instantanée aux participants.

Alicia Moffet a participé à La voix, en 2015, après avoir remporté The Next Star. « À The Next Star, j’ai détesté ça, je n’avais pas un mot à dire. Ils décidaient comment tu te maquillais, changeaient tes cheveux et ce que tu chantais. On était juste des enfants, à la merci de l’émission », dit-elle.

À La voix, par contre, « une belle expérience », elle a été « surprise du contrôle » qu’elle avait. Son nom est devenu de plus en plus connu. Mais l’attention de ces aventures télévisuelles est vite retombée. « C’est une émission, une saison, mais la saison d’après, ils ont d’autres participants et gagnants, raconte Alicia Moffet. De nos jours, il y a tellement d’artistes. Le défi, c’est de rester pertinente, intéressante. J’avais de faux espoirs, je m’attendais à ce que tout me tombe sur la tête, ça a été ça, mon problème. »

Yama Laurent, qui a gagné l’édition 2018 de La voix, a signé un contrat de disque avec Musicor, en plus de devenir la coqueluche du moment. « Ça a fait boom dans ma vie », dit-elle.

Elle s’est retrouvée en studio tout de suite après sa victoire. « Le manager et le label font partie de La voix, tout est connecté. […] C’est une énorme compagnie, on est tellement d’artistes dedans, on peut en souffrir. Ils ont fait le mieux qu’ils pouvaient, ils ont été sympas avec moi. L’équipe était consciente que je venais d’un autre monde », raconte la chanteuse.

Celle qui a signé un contrat de cinq ans confie qu’« il y a eu des compromis à faire » en matière de choix artistiques, bien qu’on l’ait « laissée respirer ».Ils choisissent les textes, des gens qualifiés sont déjà prêts à travailler avec vous. Vous pouvez dire ce que vous en pensez, mais ils connaissent leur affaire. J’essaie de m’accommoder.

Yama Laurent, gagnante de l’édition 2018 de La voix, sous contrat avec Musicor

À Star Académie, la mission est de former les candidats, tout en leur offrant la chance de gagner d’importants prix. Un tremplin important pour une carrière. « On propose un parcours à une vitesse exponentielle pour apprendre un maximum de choses en un minimum de temps », résume Lara Fabian, directrice de l’Académie cette année.

On sélectionne pour l’émission des talents, parfois très bruts, dans lesquels peuvent se cacher des vedettes.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Lara Fabian, directrice de l’Académie

J’essaie de voir si, en plus de la voix, il existe l’adéquation entre l’expression de cette voix et les contours de l’identité de l’artiste. Si la personne a des outils, ça se travaille ensuite.

Lara Fabian, directrice de l'Académie

Les académiciens, cette année, ont accès à un téléphone pour alimenter leurs réseaux sociaux, un témoin clair de l’importance de ces outils dans la vie d’un artiste. Se retrouver si instantanément dans l’œil du public peut être « bâtisseur comme destructeur », dit Lara Fabian, surtout que la Vedette Académie ne permet pas le temps d’apprendre à être devant les projecteurs. « Il faut espérer que dans cette instantanéité, qui est la nouvelle nature de notre métier aujourd’hui, on puisse avoir ce qu’il faut pour résister à ce à quoi ça nous expose », soulève-t-elle.

Se bâtir sur les plateformes sociales

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La carrière de la chanteuse Roxane Bruneau a débuté sur YouTube. « Je suis une des premières, je ne me disais pas que ça pouvait passer par là », dit-elle. Assez vite, des milliers, puis des centaines de milliers de personnes se sont mises à la suivre, à regarder ses vidéos d’humour et de musique.

La clé de son succès ? « Je pense que c’est parce que j’étais dans la première vague de l’authenticité, répond Roxane Bruneau. Pendant longtemps, le showbiz, ç’a été du gros bling-bling, montrer ce qui brille, juste le beau. Moi, on me voyait toute croche, le matin, dans mon lit, dans des journées pas toujours le fun. »

L’étiquette Disques Artic a pris contact avec Roxane Bruneau sur l’internet, là où elle l’a découverte.

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Roxane Bruneau, auteure-compositrice-interprète

J’étais quelqu’un qui avait de la misère à faire une épicerie. Je ne suis pas multimillionnaire, on est toujours bien qu’au Québec, mais ça me permet de bien vivre. Je sors ma musique, je reçois beaucoup d’amour. Ça a changé ma vie.

Roxane Bruneau, auteure-compositrice-interprète

Plusieurs aspirants chanteurs sont passés par la téléréalité, cumulant énormément de popularité sur les réseaux sociaux – Instagram, surtout – et s’en servent ensuite pour la promotion de leurs projets musicaux lancés avant l’émission. Naadei, Polina Grace, Adamo, Trudy, Louis Blouin (qui forme avec le musicien Zagata le duo Monastère) : tous ont en commun d’avoir participé à Occupation double et de bénéficier du statut d’« influenceurs » sur leurs plateformes, qui leur servent également d’outils de promotion pour leur musique.

On revient à la base de ce qu’est le marketing : on s’adresse à un segment de consommateurs. Dans le monde de la pop, la démographie qui apprécie ce genre de musique, elle est sur les réseaux sociaux.

Danilo Dantas, professeur agrégé à HEC Montréal et spécialiste du marketing de la musique

Alicia Moffet, qui n’a pas fait de téléréalité, mais qui s’est bâti une large audience sur YouTube (221 000 abonnés) et Instagram (405 000 abonnés), est sans équivoque : son « gagne-pain, ce sont [ses] réseaux sociaux ». « La raison pour laquelle j’arrive à sortir ma musique de façon indépendante, c’est que tout le reste de ma business paye pour la musique. »

Le Montréalais Lubalin, lui, s’est lancé sur TikTok en 2019, « juste pour le fun, pour participer à quelque chose de drôle ».

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Lubalin, musicien et créateur de vidéos humoristiques

Plus récemment, je me suis demandé comment trouver quelque chose qui utilise les mêmes compétences que ce que je fais dans ma musique. Pour qu’il y ait des chances que les gens qui aiment ça aiment aussi ce que je fais sur Spotify.

Lubalin, musicien et créateur de vidéos humoristiques

Il s’est mis à créer des vidéos humoristiques où il chante, sur des productions de son cru, des conversations banales et un peu hostiles trouvées sur Facebook. Ses quatre « internet Dramas » ont récolté au total 100 millions de vues.

Invitations au Tonight Show de Jimmy Fallon, au Kelly Clarkson Show et à Tout le monde en parle, entrevues avec le Rolling Stone Magazine et le Los Angeles Times, mentions dans des dizaines de médias : la carrière de Lubalin a décollé grâce à ses vidéos sur TikTok.

Les collectifs et les artistes indépendants

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

White-B, rappeur membre du collectif 5sang14

Le rappeur White-B et ses acolytes du collectif 5sang14 se sont rendus là où ils sont par leurs propres moyens. Ils sont de ceux qui préfèrent garder leur indépendance.

« On a toujours été réticents face aux labels, parce qu’on est confiants de ce qu’on vaut et de ce qu’on est capables d’accomplir », dit White-B.

Quand Joy Ride leur a proposé un contrat en 2017, cinq ans après les débuts du collectif, raconte-t-il, le « deal » ne leur a pas plu. Malgré l’occasion, ils ont préféré continuer sur le même chemin. Leur musique, sur YouTube et Spotify, a rapidement rejoint leur public. Les clics ont commencé à s’accumuler. De telles plateformes, tout comme SoundCloud, ont provoqué un grand revirement pour les artistes indépendants, capables désormais de distribuer et de promouvoir leurs projets à grande échelle par eux-mêmes.

Le collectif 5sang14 a ainsi sorti des albums, en groupe et individuellement. Bientôt, ils ont pu remplir un Club Soda à guichets fermés et participer à des festivals.

Quand on s’est lancés, on ne savait rien. On faisait les affaires toutes croches. On ne connaissait pas la machine derrière. On ne savait même pas qu’on pouvait aller chercher des droits, faire de l’argent.

White-B, rappeur membre du collectif 5sang14

C’est en s’entourant des bonnes personnes – leur gérant, leurs collaborateurs, des gens de la SOCAN aussi, qui les ont contactés pour donner un coup de main – que le collectif a réussi à mettre son talent de l’avant.

Depuis tout récemment, 5sang14 est finalement signé sous l’étiquette Joy Ride Records. Le premier minialbum de White-B avec le label, Double Vision, a récolté 2,7 millions d'écoutes globales en une semaine seulement. « Avec les années, les accomplissements, on voit qu’on atteint un certain niveau au Québec et au Canada, tout le côté franco. On se rend compte qu’on ne peut pas reach plus loin que ça. On en est venu à la conclusion que la meilleure solution pour se faire exporter, c’est d’être avec un label », dit White-B.

PHOTO DAVID BOILY LA PRESSE, ARCHIVES LA PRESSE

Quatre des six membres du groupe de rap LaF, de gauche à droite : Thomas Thivierge (Mantisse), Julien Bergeron (BLVDR ), Justin Boisclair (Bkay) et Thibault de Castelbajac (Jah Maaz)

Le groupe de rap LaF a sorti trois opus de manière indépendante avant de signer avec les Disques 7ciel. « On était quand même allumés, dit Justin Boisclair, un des six membres de LaF. En tant qu’indépendants, pour notre premier album, on faisait nos communiqués de presse par nous-mêmes, par exemple. On avait une stratégie. » Sur le plan des dépenses, cela voulait aussi dire qu’il fallait se débrouiller sans soutien financier.

« Je vois des étudiants qui travaillent très fort sur la musique et n’ont pas le temps de travailler sur la fabrication de leur nom et leur image, avance Sylvie Genest, professeur à la faculté des arts de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). C’est plusieurs métiers en un seul quand on veut être dans la chanson. L’avantage de la méthode traditionnelle [les maisons de disques], c’est qu’on a des équipes pour s’occuper de chaque secteur. »

Le tremplin des concours-vitrines

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

P'tit Belliveau, auteur-compositeur-interprète acadien

Les Francouvertes, le Festival international de la chanson de Granby, Destination Chanson Fleuve, Festival en chanson de Petite-Vallée, le Cabaret Festif ! de la relève… les concours-vitrines sont nombreux, et les artistes qui y font un arrêt au cours de leur carrière aussi. Beaucoup y font leurs premiers pas et bénéficient de ces tremplins.

« P’tit Belliveau, personne ne savait qui c’était quand il est arrivé aux Francouvertes [en 2019]. Un membre du jury qui est chez [l’étiquette] Bonsound a eu un coup de cœur et la semaine suivante, l’équipe au complet était là pour le voir, dit la directrice du concours, Sylvie Courtemanche. Les sœurs Boulay ont aussi rencontré leur gérance et maison de disques aux Francouvertes. Émile Bilodeau y a rencontré son gérant. »

Philippe Brach, Karim Ouellet, Les Hay Babies, Les Louanges, Lydia Képinski et bien d’autres artistes ont aussi participé aux Francouvertes (entre autres) au début de leur carrière. Des candidats font leurs premiers pas sur scène, d’autres ont déjà une certaine expérience sur les scènes alternatives lorsqu’ils se présentent au concours. Tous bénéficient de la visibilité et de l’expérience qu’offrent les concours-vitrines.

« Il y a le jury de l’industrie, mais aussi des représentants du milieu qui suivent le concours chaque année et de nombreux médias, indique Sylvie Courtemanche. Il y a même plein d’artistes qui ne se sont pas rendus très loin, mais nous disent que ça leur a permis de rencontrer des gens. Beaucoup ressortent de là avec des contacts ou des débuts de collaborations. » Certains de ces concours servent aussi d’école, permettant aux artistes de suivre des ateliers ou de recevoir les commentaires des jurys et même du public.

Le groupe de rap LaF a été sacré grand gagnant de la cuvée 2018 des Francouvertes. Issu de la scène émergente du hip-hop, on lui a suggéré, après sa participation au Festival Soir, de s’inscrire au concours-vitrine.

« Ça nous a ouvert la porte sur un autre monde. Ça a mis notre nom en relief auprès [du public] », raconte Justin Boisclair, un des membres.

Ça nous a obligés à nous professionnaliser, à faire de la musique plus orientée vers l’industrie. Notre auditoire, c’était beaucoup du monde qui nous ressemblait, de notre âge, du monde de notre entourage, des amis d’amis.

Justin Boisclair, membre du groupe de rap LaF

Quelque temps après les Francouvertes, qui ont « accéléré » son parcours, LaF a signé avec l’étiquette 7Ciel (Alaclair Ensemble, FouKi, Koriass). « Je pense que même avant notre victoire aux Francouvertes, c’est parti de ce qu’on avait bâti comme auditoire et des gens qui gravitaient autour de nous, dit Justin Boisclair. On avait des amis, des alliés, qui nous ont aidés. Même pour la signature, c’est quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui a fait écouter notre musique au label. Le côté communauté, le fait de faire partie d’une scène, c’est non négligeable. »