L’écran divisé les présente d’abord tous les trois, virtuellement côte à côte : Hubert Lenoir à gauche, son frère Julien Chiasson à droite et Pierre Lapointe au centre. Puis les musiciens du duo Stick & Bow (Krystina Marcoux et Juan Sebastian Delgado) s’ajoutent à la vidéo, au violoncelle, au marimba et aux percussions. « Pendant cette période de confinement, une petite douceur, fabriquée à l’aide de nos téléphones. »

Les musiciens interprètent Pour déjouer l’ennui, pièce titre du plus récent album de Pierre Lapointe, composée avec les frères Chiasson. Une version encore plus délicate de cette chanson de circonstance, qui vibre au son des harmonies vocales du trio de chanteurs dans un crescendo cathartique. « Les moments de sommeil qu’on attend dans la nuit, quand on reste éveillé pour déjouer l’ennui… »

C’est sans doute la crise sanitaire qui exacerbe ma sensibilité à fleur de peau, mais j’ai trouvé ce morceau beau à pleurer. Je l’ai découvert comme des milliers d’autres, jeudi midi, sur YouTube et sur la page Facebook de Pierre Lapointe. Je me nourris ces jours-ci de ces prestations impromptues d’artistes sur les réseaux sociaux. La musique adoucit les mœurs, dit-on. Elle apaise bien des gens en temps de crise et calme mes propres angoisses.

Lundi, sur sa page Facebook, Angel Olsen a interprété, d’abord tout doucement, presque en soupirant, puis en échappant un cri du cœur avec un trémolo lancinant, More Than This, classique de Roxy Music tiré de l’album Avalon. La simplicité avec laquelle la chanteuse américaine se filme dans son salon, assise par terre avec sa guitare, en prenant une gorgée de thé avant de chanter les mots de Bryan Ferry, est une autre preuve – s’il en faut – du contact privilégié entre l’artiste et le public que permettent les réseaux sociaux.

CAPTURE D’ÉCRAN D’INSTAGRAM

Angel Olsen interprétant More Than This, de Roxy Music

Mercredi, on était projeté dans l’intimité de Vincent Vallières, qui chantait chez lui Lili, en duo avec sa fille du même nom. Le même jour, Yannick Nézet-Séguin jouait Rachmaninov sur son piano – qu’il a fait accorder juste avant la crise – pour souligner l’anniversaire du compositeur. Les exemples sont multiples (mes collègues en parlaient dans nos pages, samedi dernier). Ils sont des centaines de musiciens, dont plusieurs au Québec, à s’accompagner depuis deux semaines au piano ou à la guitare, en direct de leur salon, pour nous offrir leurs chansons.

Certains sont rémunérés. L’initiative #CanadaEnPrestation, mise sur pied par le Centre national des arts (CNA) de concert avec Facebook, propose un cachet de 1000 $ à différents artistes afin qu’ils se produisent en direct. Les Deuxluxes seront notamment en concert virtuel ce samedi, Rosie Valland le 9 avril, et Stick & Bow le 11 avril.

Je le répète : je suis le premier à me réjouir d’entendre et de voir tous ces artistes sur Facebook, Instagram et YouTube. Ils sont un baume en cette période d’incertitude. Il n’en demeure pas moins ironique de les voir utiliser les plateformes des géants du web – les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) – pour atteindre leur public.

On peut évidemment les comprendre. Ils se produisent là où se trouvent leurs spectateurs. En temps de crise, les artistes se tournent vers les réseaux sociaux, comme nous tous du reste. Parce que c’est simple, parce que c’est direct, et parce que ça ne leur coûte rien (du moins à court terme).

Ce faisant, en revanche, ils se trouvent à être en quelque sorte les victimes consentantes des diktats des multinationales mêmes qui mettent en péril leur rémunération équitable.

« Sachez que la meilleure façon de nous encourager en ce moment et depuis toujours, ce n’est pas de regarder des ‘‘live’’ Facebook ou Instagram mais bien d’acheter, de streamer et de précommander nos albums », rappelait Klô Pelgag lundi, au moment d’annoncer le report de la sortie de son nouvel album. Elle a écrit ce message… sur sa page Facebook.

Que l’on me comprenne bien : ceci n’est pas une critique ni un jugement de valeur. J’ai moi-même un compte Facebook et un compte Instagram (dont je ne me sers pas). Ces plateformes sont devenues incontournables pour les artistes, qui s’en servent pour faire leur promotion et rester en contact avec leur public, alors même que leurs sources de revenus se font de plus en plus rares.

Ce que je souligne, c’est le paradoxe inévitable qu’imposent les géants du web aux artistes. Ça nous semble être un autre siècle, mais il y a à peine six mois, Pierre Lapointe faisait de multiples sorties à propos des GAFA, au gala de l’ADISQ notamment, à la suite d’une lettre de 200 professionnels québécois l’industrie de la musique – auteurs, compositeurs, interprètes, producteurs, éditeurs et imprésarios – publiée dans nos pages Débats. Il dénonçait, avec raison, l’impact du quasi-monopole des géants du web sur notre culture.

Les conditions de travail des artistes, en particulier dans le milieu de la musique, n’ont cessé de se détériorer depuis des années. Les musiciens qui gagnent bien leur vie sont l’exception qui confirme la règle. Encore plus en ces temps exceptionnels, où toute l’industrie du spectacle est en arrêt forcé.

On le sait, les GAFA contribuent un strict minimum aux territoires qu’ils envahissent en conquérants et en colonisateurs culturels. Pour Facebook, 500 000 $ ou 600 000 $ de contribution à une initiative du CNA pour rémunérer des artistes, ce n’est pas de l’argent de poche, mais des grenailles. Pendant que les artistes livrent ces jours-ci leur contenu musical gratuitement sur sa plateforme, Facebook continue d’engranger des millions en revenus publicitaires. Mais dans le contexte, 1000 $ pour une prestation musicale d’une heure, est-ce mieux que rien du tout ?

« If you can’t beat them, join them », dit-on à Menlo Park, quartier général de Facebook. C’est le pari qu’a fait le Conseil national des arts en s’associant à l’entreprise de Mark Zuckerberg. C’est aussi le pari de Patrice Laliberté, cinéaste de Jusqu’au déclin, premier film québécois produit par Netflix, arrivé sur la populaire plateforme il y a une semaine.

« Netflix a été la pierre angulaire de notre projet », dit le jeune cinéaste, qui a pu profiter d’un budget d’environ 5 millions, une somme dérisoire pour Netflix, mais importante dans le contexte de la production du cinéma québécois. Si Laliberté avait attendu le soutien de la SODEC et de Téléfilm Canada, son film aurait mis des années à voir le jour, croit-il. Il songeait d’ailleurs à tout abandonner lorsqu’il a finalement reçu l’aide du géant américain. « C’est un sujet qu’on aborde peu, mais il faut revoir les fondements du financement de notre culture », dit-il.

Alors que notre GAFA-dépendance n’a jamais été plus évidente, c’est un autre vaste chantier sur lequel il faudra se pencher, au sortir de la crise.