Trois mois après la vague de dénonciations qui a secoué la scène musicale québécoise, où en sommes-nous ? À part six artistes exclus des galas de l’ADISQ, peu de choses semblent avoir bougé pour l’instant. État des lieux.

Cela fait déjà deux mois que Cœur de pirate a déposé une lettre d’intention pour racheter la maison de disques Dare to Care Records. « C’est très long, compliqué, il y a des avocats là-dedans, je suis tenue au secret, a-t-elle expliqué à La Presse récemment. C’est long et c’est normal, c’est en montagnes russes, mais nous aurons des réponses bientôt, je pense. »

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Cœur de Pirate lors de l’édition 2019 du gala de l’ADISQ

Rappelons les faits : Éli Bissonnette, président fondateur de Dare to Care Records, a quitté temporairement ses fonctions le 9 juillet dernier, cédant aux reproches de ne pas avoir agi assez rapidement dans la foulée des allégations visant Bernard Adamus (largué la veille par la maison de disques).

La même journée, les Sœurs Boulay ont annoncé qu’elles quittaient le « noyau qui [les] a mises au monde professionnellement ». Le lendemain, c’est Cœur de pirate qui rompait ses liens de gérance avec Éli Bissonnette (elle l’annonçait, du moins, nous y reviendrons).

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Stéphanie et Mélanie Boulay

Trois mois plus tard, les Sœurs Boulay ont confié la gérance de leur carrière à la boîte Hôtel particulier. Quant à Cœur de pirate, elle est coach à La voix et elle négocie toujours pour devenir propriétaire de Dare to Care Records et sa filiale-sœur, Grosse Boîte (qui représentent des artistes populaires comme Émile Bilodeau, Jimmy Hunt, Évelyne Brochu et Fred Fortin).

« Les choses suivent leur cours normal avec l’équipe en place. Par contre, pour le moment, on ne fera pas d’entrevue à ce sujet », a écrit à La Presse Justine A. -Lebrun, attachée de presse de la boîte dont Éli Bissonnette demeure le seul actionnaire en attendant qu’elle soit officiellement vendue.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Éli Bissonnette, président fondateur de Dare to Care Records

Nous avons aussi essuyé des refus après des demandes d’entrevue à Bonsound (qui s’est dissocié de Yann Perreau), ainsi que des Disques 7e ciel (qui a rompu ses liens avec le rappeur Obia le chef et qui représente toujours le groupe Alaclair Ensemble, aujourd’hui délesté de Maybe Watson).

Chez les Disques Musicor, on maintient ce qui a été dit l’été dernier, soit que la boîte prend ses distances pour une durée indéterminée avec l’auteur-compositeur-interprète Alex Nevsky.

Pourquoi ce mutisme ? Parce que c’est une chose de se dissocier d’un artiste sur les réseaux sociaux, mais c’en est une autre de résilier officiellement un contrat. À l’heure actuelle, des artistes et des compagnies de disques mènent d’intenses négociations pour mettre fin à leur relation d’affaires.

C’est par ailleurs pour des raisons dites juridiques que l’ADISQ n’a pas dévoilé les noms des six artistes exclus du recensement des albums susceptibles d’être sélectionnés en vue de ses prochains galas. Cette exclusion vise des artistes qui ont admis avoir mal agi ou dont l’entreprise avec qui ils faisaient affaire s’est dissociée. (On sait néanmoins que Bernard Adamus est du nombre puisque l’ADISQ en avait fait l’annonce officielle en juillet.)

« Tout le monde capote », lance l’avocat Bertrand Menon, qui a accepté notre demande d’entrevue bien qu’il soit « impliqué dans plusieurs dossiers liés à cette vague ».

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE BETRAND MENON

MBertrand Menon

« La rupture d’un contrat doit être justifiée, explique l’avocat, qui représente généralement des artistes. La grosse question à ce stade-ci est de savoir si c’est justifié. »

« En droit, pour résilier un contrat, cela prend un défaut, un lien de causalité et un dommage, expose-t-il. En ce moment, entre avocats, on s’obstine sur ce qu’est un défaut. »

J’ai rarement vu un terrain aussi glissant que celui-là.

MBertrand Menon, qui négocie présentement des ruptures de contrat

Dans certains contrats – mais pas tous –, il y a une clause de moralité. « Une zone extrêmement grise », dit MMenon, dont la pratique consiste à offrir aux artistes des services juridiques abordables.

MMenon croit par ailleurs qu’il y aura de plus en plus de clauses « #metoo » dans les contrats des artistes à l’avenir, soit des clauses spécifiques aux inconduites sexuelles et au harcèlement.

L’avocate Aicha Tohry, du cabinet Arty Law, spécialisé dans le conseil aux professions artistiques, est du même avis. « J’en vois de plus en plus, confirme-t-elle. Des gens me demandent d’en insérer dans les contrats. »

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER D'AICHA TOHRY

MAicha Tohry

Elle souligne que certains s’entendent assez rapidement pour résilier un contrat, car « le bris de confiance » est assez clair quand le différend entre un artiste et sa gérance éclate au grand jour. Mais dans le cas de contrats à « 360 degrés » (ce qui signifie qu’une boîte s’occupe de toutes les sphères de la carrière d’un artiste), cela peut être plus compliqué, car il y a plusieurs contrats – l’un pour la gérance, l’autre pour la production de spectacles, l’autre pour l’album, etc.

« Chaque contrat a ses modalités et cela complique les termes de la résiliation », souligne MTohry.

Et il y a toute la propriété intellectuelle qui a été créée pour l’artiste. En d’autres mots, son image, sa popularité et son intérêt médiatique.

Chose certaine, il y a un paradoxe, souligne MTohry : des labels se sont dissociés d’artistes, mais, en attendant que les contrats soient officiellement résiliés, ils continuent d’encaisser des redevances radiophoniques ou des services d’écoute en ligne.

C’est contradictoire de se dissocier publiquement d’un artiste, mais de continuer de recevoir des revenus qui découlent de son travail.

MAicha Tohry

Dommages collatéraux

La vague de dénonciations a aussi eu des effets collatéraux sur des artistes non visés par des allégations.

Selon nos informations, des formations musicales ne souhaitent plus être associées à certains labels. Or, elles sont elles aussi liées par contrats.

Un label ne laissera pas partir un artiste s’il vient de dépenser des milliers de dollars en promotion pour un album, cite en exemple MBertrand Menon. À l’inverse, un artiste peut craindre que le fait de rester avec un label nuise à son image.

L’image, c’est au cœur de toutes les industries culturelles. C’est hyper important.

MBertrand Menon

« Il peut y avoir un effet domino grave », renchérit l’avocat Sam Coppola, du cabinet Gascon et associés. Des compagnies qui font affaire avec un label visé peuvent aussi vouloir s’en dissocier.

Chose certaine, la vague de dénonciations de l’été dernier a ébranlé tout le milieu, à commencer par les employés de certaines compagnies de disques. « Il y a eu vraiment beaucoup de monde qui a beaucoup souffert de ça, a dit récemment Cœur de pirate à La Presse. J’ai toujours dit : dans la vie, ce qui m’énerve le plus, c’est de vivre les répercussions de choses qui ne me concernent pas. Il y a vraiment du bon monde qui a ramassé tous les dégâts de ça, comme dans d’autres situations avant, avec Juste pour rire, par exemple. C’est plus ça qui me fait de la peine, mais on continue à avancer. »

— Avec la collaboration de Josée Lapointe, La Presse

L’ADISQ travaille à un code de conduite

La vague de dénonciations de juillet dernier a eu beaucoup de répercussions, affirme Solange Drouin, vice-présidente aux affaires publiques et directrice générale de l’ADISQ. « Tout cela a secoué notre milieu, a-t-elle dit à La Presse. Le coup de semonce a été entendu et personne ne veut mettre cela sous le tapis. » L’ADISQ offre cet automne deux formations (en collaboration avec L’Aparté de Juripop) sur « l’éthique et la prévention des inconduites en milieu de travail ». L’association travaille aussi à l’élaboration d’une sorte de « code de conduite ». L’ADISQ a formé l’été dernier un comité pour prévenir les inconduites et le harcèlement. « Nous avons eu une première rencontre », indique Mme Drouin. La directrice générale assure que l’ADISQ agit du mieux qu'elle peut. Elle sent que ses membres veulent que des choses changent. « Il faut juste trouver les bons moyens, mais je sens que les gens sont soucieux d’offrir des environnements de travail sains. »

Et les radios ?

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Yann Perreau

En août dernier, la direction de Télé-Québec a dû revoir la campagne promotionnelle de sa programmation d’automne. Elle a en effet décidé de retirer la chanson qui en dictait le thème, Humains, de Yann Perreau, à la suite des allégations de nature sexuelle visant le chanteur. Or, aucun artiste ne semble être boycotté des ondes radiophoniques, du moins officiellement. Bell Média, propriétaire des stations Énergie et Rouge, n’a rien changé à sa programmation musicale, bien qu’elle continue à « suivre la situation », indique Samuelle Huot, chef, communications et relations publiques. À ICI Musique et ICI Première, on applique les règles qui étaient déjà en place, indique le directeur de la promotion et des relations publiques, Marc Pichette. « Pour l’instant, nous nous réservons le droit de ne pas diffuser ou de ne pas initier de nouveau projet selon la situation. Par contre, Radio-Canada tient à dissocier l’œuvre de l’artiste. Les équipes choisissent les musiques qu’elles diffusent selon leur mandat. Et ce travail de jugement éditorial musical se fait naturellement. »