Le festival de Manseau rêvait d’être un « Woodstock québécois ». Ce fut plutôt le précurseur de Fyre, le flop catastrophique des îles Exumas qui a fait l’objet, l’an dernier, d’un documentaire sur Netflix. Le village de Manseau soulignera ces jours-ci les 50 ans de l’évènement… pour mieux s’en détacher.

Lorsqu’il participe à des rencontres officielles, qu’il tend la main à ses homologues ou des dignitaires et se présente comme le maire de Manseau, Guy St-Pierre suscite immédiatement l’attention.

« Les gens me parlent tout de suite du festival, raconte l’homme de 60 ans qui a vécu toute sa vie dans ce village dont il est maire pratiquement sans arrêt depuis 1989. On me dit : “Ah oui ! J’y étais.” Ou encore : “Je fréquentais l’université à l’époque.” Même l’ancien premier ministre Philippe Couillard m’en a un jour parlé. »

Dans le vocabulaire historique et culturel du Québec, Manseau est synonyme de plus grand flop musical de l’histoire. Se réclamant de la génération Woodstock, immense festival tenu un an plus tôt dans l’État de New York, Manseau se situe davantage à l’autre bout du spectre. Administré par des individus plus louches que louches et faisant étalage d’une programmation dont les plus grands noms, sauf un, ne sont jamais venus, le festival a retenu l’attention en raison de sa mauvaise gestion, du mauvais temps, des nombreux cas de surdose et de l’embarras du jeune gouvernement de Robert Bourassa.

« Le festival n’a tenu aucune de ses promesses », avait titré La Presse à la une de son numéro du 3 août 1970. L’article de la journaliste Louise Cousineau était accompagné d’une photographie de Michel Gravel montrant quelques jeunes errant dans un champ jonché de déchets devant une scène abandonnée.

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La une de La Presse du lundi 3 août 1970

« Lorsqu’il a pris fin officiellement hier, les spectateurs étaient furieux contre les organisateurs, ceux-ci rageaient contre la Sûreté du Québec et les journalistes, et les hippies pestaient contre les « touristes » voyeurs venus les examiner comme dans un zoo », écrivait Louise Cousineau.

Toujours à la une, un autre article du journaliste François Trépanier, qui accompagnait Robert Bourassa dans une conférence des premiers ministres au Manitoba, indiquait que ce dernier avait ordonné une enquête sur « l’échec de Manseau ».

L’organisation

Manseau était la créature de Woods Production, organisme dirigé par Richard « Ziggy » Wiseman et les frères Filiatrault qui frayaient dans le monde du spectacle. Le 16 juin 1970, à la suite de la présentation du projet, le conseil municipal du village de... Saint-Joseph-de-Blandford (voir nos capsules) accepte la proposition de l’organisme de tenir un festival pop sur la terre de Paul Turgeon, agriculteur de la région.

Dans une conférence de presse tenue le 15 juillet 1970, les organisateurs assurent la présence d’artistes tels Richie Havens, Dr. John, Canned Heat, Little Richard, The Voices of East Harlem et même Jimi Hendrix, dont le contrat n’a pas encore été signé.

Les billets sont en prévente dans tous les Mike’s Submarine à Montréal et les radios locales des régions au coût de 12 $ (15 $ à l’entrée).

Michael Lang, coorganisateur de Woodstock, participe à cette rencontre. Lorsqu’un membre des médias lui demande s’il est au courant d’une « infiltration possible de la pègre » dans le festival de Manseau, Lang répond par la négative et assure que, dans un tel cas, il ne cautionnerait pas l’évènement.

Or, trois ans plus tard, à une audience de la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO), Wiseman reconnaîtra avoir emprunté 15 000 $ à Vic Cotroni et 7500 $ à William Obront, deux membres de la mafia montréalaise, pour l’organisation de l’évènement.

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Le site du festival en préparation le 30 juillet 1970

Quelques jours avant le coup d’envoi (31 juillet), la confusion reste totale. Le mystère plane sur la liste des artistes ayant confirmé leur présence. À cela s'ajoutent des accusations portées contre trois des frères Filiatrault pour une affaire de fraude (ils seront acquittés en 1972 selon nos recherches).

À Québec, le Conseil des ministres est inquiet. Un rapport remis au Conseil indique que, faute d’avoir fait le dépôt requis, les organisateurs ont vu deux agences de sécurité, Alliance et Citadelle, plier bagage. Les organisateurs se tournent vers la police de Montréal dans l’espoir de recruter 100 agents, mais le président du comité exécutif, Lucien Saulnier, ordonne aux policiers de refuser sous peine de destitution.

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Dès le 27 juillet 1970, des amateurs de musique commencent à se rassembler à Manseau.

Le rapport indique aussi qu’un médecin retenu pour coordonner les services médicaux d’urgence exige un dépôt en garantie de 20 000 $ que Woods Production refuse de faire. Au lieu des 200 toilettes promises, il y en a 5. Au lieu des 100 poubelles, il y en a 60. Par contre, Hydro-Québec a installé le courant, ayant reçu son dépôt. La moindre des choses dans un festival de musique rock !

Cela dit, on signale des améliorations de dernière minute, de sorte que le Conseil, présidé par le vice-premier ministre Pierre Laporte – qui mourra tragiquement durant la crise d’Octobre survenue quelques semaines plus tard – décide de ne pas empêcher le festival. Mais on demande à la Sûreté du Québec de se mobiliser.

L’évènement

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Le 1er août 1970, quelques adeptes de Krishna sont aperçus à Manseau.

Le vendredi 31 juillet, premier jour des festivités, autour de 4000 spectateurs sont dispersés sur le terrain, loin de la foule attendue. Une averse torrentielle transforme le terrain en champ de boue. Le premier concert, prévu à 16 h, débute à 19 h 30. The Entreprise, formation inconnue, ne suscite aucun intérêt.

« Ce groupe dont la musique ne saurait correspondre à aucune définition précise, et qui passe allègrement, mais sans grand bonheur, d’un style à un autre, n’a à aucun moment réussi à capter l’intérêt de la foule », écrit René Homier-Roy, un des journalistes de La Presse envoyés à Manseau.

Les autres groupes annoncés ? Faute d’une garantie de dépôt, comme l’exige la Guilde de musiciens, ils sont repartis ou ne se sont pas présentés. Deux membres du groupe La Révolution française auxquels s’est ajouté un flûtiste expédient quelques chansons. « C’était un ostie de fiasco, dira Angela Finaldi à la journaliste Marie-Christine Blais dans un article de 2005 paru dans La Presse. C’était encore des bandits qui essayaient de faire un festival pop mal organisé. C’était la tristesse, l’humiliation. On était sur la dope ben raide. Il n’y avait pas de monde. »

Parlant de dope, on recense, au terme du festival, 140 cas de bad trip, 60 au LSD et 80 au haschisch, indique le même article.

Le reste du week-end est à l’avenant. Des jeunes, outrés du prix d’entrée, manifestent pour une baisse des prix. Le samedi, la foule est plus grosse, mais les musiciens n’y sont pas. De tous les grands noms annoncés, seul le Louisianais Dr. John, disparu l’an dernier, donne son spectacle. Au milieu de la journée, les organisateurs, de guerre lasse, laissent entrer tout le monde sans frais. Le nombre de billets vendus est estimé à 1400... bien loin des 30 000 que les organisateurs avaient laissé entendre.

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Le ministre Claude Castonguay au festival pop de Manseau, le 1er août 1970

Le ministre de la Santé du Québec, Claude Castonguay, décide d’aller voir sur place. De Québec, il se rend à Manseau en hélicoptère. « Je me souviens que c’était plutôt amateur comme organisation, dit M. Castonguay en entrevue. Mon impression générale était que nous avions affaire à une organisation mal structurée. Il y avait aussi des doutes sur le principal organisateur. Juste avant que je retourne à Québec, il m’a sollicité à la dernière minute pour une photo. Je m’étais fait prendre [rires]. »

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Le 2 août 1970. Une triste fin pour le festival.

Le dimanche, il ne s’est à peu près rien passé, sinon une déroute complète des festivaliers dégoûtés du manque d’organisation et d’être devenus un objet de curiosité (pensons, il y avait des gens nus !) pour de nombreux quidams plus curieux de voir des hippies de près que ce qui se passait (ou non) sur scène.

Furieux, Ziggy Wiseman, dont un des avocats est le criminaliste Frank Shoofey (assassiné en 1985), rejette le blâme sur les policiers et les journalistes. Ces derniers, avec de nombreux témoignages à l’appui, remettent en question l’amateurisme de l’organisation.

La suite

Le 4 août, Maurice St-Pierre, directeur général de la Sûreté du Québec, remet un rapport détaillé des évènements du week-end au ministre de la Justice, Jérôme Choquette. La lecture de ce rapport donne une idée de l’ampleur de la désorganisation.

« L’expérience acquise dans le présent cas a démontré que l’organisation n’était pas structurée et surtout ne possédait pas les ressources financières requises pour mettre sur pied un tel évènement, lit-on dans le mémo. D’où les désastres financiers pour plusieurs en plus des embêtements que cette situation a créés à différents ministères sur le site même du festival. »

Le lendemain, 5 août, au cours d’une rencontre du conseil exécutif du gouvernement québécois, le premier ministre Robert Bourassa suggère de ne plus permettre la tenue d’autres festivals semblables à Manseau. De fait, les membres présents sont d’accord pour arrêter la délivrance de permis.

En décembre 1978, alors en libération conditionnelle après avoir été condamné pour des affaires de proxénétisme et de tentative de corruption, Wiseman met fin à ses jours.

Selon Alain Simard, président fondateur du Festival international de jazz de Montréal qui, dès la fin des années 60, s’occupait d’organiser des évènements grand public, un festival tel Manseau avait sa raison d’être.

« Le climat de l’époque, au niveau de la contre-culture, incluait le rejet de la religion, dit-il. On était en mode libération sexuelle, libération du carcan religieux et on croyait que la musique pouvait changer le monde. Les festivals étaient comme la nouvelle messe où les gens pouvaient, tous ensemble, communier à l’autel de l’utopie. Manseau est arrivé alors que les jeunes avaient besoin d’un festival comme celui-là pour faire la démonstration d’un nouveau mouvement social. S’il avait été organisé de façon compétente, ça aurait pu être un très grand succès. Je n’y suis pas allé, mais de ce que j’en ai entendu, il y régnait chez les jeunes présents un esprit qu’ils recherchaient, une occasion de vivre un peu le trip hippie. »

Trois histoires...

Pas Manseau, Saint-Joseph-de-Blandford

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Festival pop de Manseau, le 31 juillet 1970

Officiellement, c’est la paroisse de Saint-Joseph-de-Blandford qui a accueilli le festival. À l’époque, les municipalités étaient souvent organisées en duos partageant les mêmes services. Ce qu’on appelait le village était en fait la partie la plus urbanisée. La paroisse, c’était la campagne autour. En 1970, c’est le conseil municipal de Saint-Joseph-de-Blandford qui a autorisé la tenue du festival sur ses terres. Mais Manseau, pour des raisons pratiques, a porté le nom. Les deux entités ont fusionné en 1998.

Le troisième choix

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Le site du festival de Manseau le 1er août 1970

Manseau constituait le troisième choix des organisateurs. Les productions Woods avaient choisi la propriété de Napoléon Casaubon, à Saint-Édouard-de-Maskinongé. Or, ce dernier s’est retiré à la dernière minute. Puis, on a choisi un terrain de Sainte-Gertrude (Bécancour). Nouveau refus. Restait Manseau. Comme le grand-père de Paul Turgeon, fermier ayant prêté sa terre pour l’évènement, s’appelait Napoléon, et en référence à M. Casaubon, le terrain du rang d’En-Haut, où le festival s’est tenu, a été surnommé la ferme Napoléon.

Avant Manseau, l’Autostade

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Une de La Presse du 25 mai 1970, au lendemain d’un évènement musical à l’Autostade, à Montréal

Manseau n’a pas été la première manifestation musicale d’envergure au Québec. Le 24 mai 1970, 10 000 personnes se sont rassemblées à l’Autostade, domicile des Alouettes de Montréal, pour un concert rock. Y ont défilé une foule de vedettes, dont Zerra (en l’occurrence Nicole Martin !), Donald Lautrec, Johnny Winter, Jethro Tull et Jefferson Airplane. Un mois plus tard devait avoir lieu à l’Autostade le Festival Express mettant en vedette des musiciens, dont Robert Charlebois. Mais le maire de Montréal, Jean Drapeau, en a interdit la tenue.