J’ai pris le métro pour me rendre dans l’ouest de la ville, dans un resto caribéen sur Crescent, où m’avait donné rendez-vous Naya Ali, rappeuse dont le nom est sur toutes les lèvres ces temps-ci à Montréal.

Ni d’avance de cinq minutes ni en retard d’un seul instant, elle a franchi la porte à 14 h précises, avec dans son sac à dos un ordinateur portable, pour travailler après notre rencontre, et avec sur son veston un logo des Expos. Nous avons siroté une ginger beer pendant près d’une heure. Nous changions de langue souvent, nous traversions les deux solitudes sans complexes, c’était un après-midi du Québec de demain. (C’était également avant les mesures prises pour éviter la propagation de la COVID-19.)

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J’avais écouté et réécouté ses chansons la veille, j’admirais sa dextérité vocale, elle qui est capable de chant éthéré autant que de rap à la voix éraillée de réalisme. J’avais lu plein de papiers sur elle, qui disaient tous la même chose : elle est déterminée, elle est destinée au succès, c’est certain. Je lui dis : « On dit tout le temps la même chose sur toi. » Elle sourit, mais ne dit rien. C’était peut-être un sourire narquois envers les journalistes, mais sûrement pas ; c’était plutôt qu’elle sait intimement comment forger une image, ayant fait des études supérieures en relations publiques à McGill.

Son regard me fait penser à celui de René Descartes, celui dans le fameux portrait du philosophe qui est devenu son archétype même, peint par Frans Hals, dont la légende veut qu’il n’ait jamais rencontré le penseur, se basant sur des croquis existants et la pensée de Descartes pour le peindre. Ce regard sûr de lui, cette idée de fondation solide, le « je pense donc je suis » qui assoit tout l’édifice de la connaissance.

Ali aussi insiste sur cette idée de fondation, qu’elle estime maintenant établie. Pour construire ensuite, bien sûr, mais construire pas rien que le succès qui l’appelle. La fondation solide, c’est aussi d’être prête en elle-même à faire face à la suite des choses.

Elle acquiesce également à mon examen dualiste cartésien : oui, nous sommes âme et corps, selon elle, et l’âme est ce qui compte par-dessus tout. Le spirituel avant le matériel, à un point tel que quand je lui demande un conseil lecture, quelque chose qui l’a marquée, elle me cite The Monk Who Sold His Ferrari, de Robin Sharma.

PHOTO CAROLINE GRÉGOIRE, ARCHIVES LE SOLEIL

Naya Ali

Elle aussi a coupé sec pour changer de vie, comme le moine, à un moment donné, laissant son emploi dans le domaine du marketing pour se consacrer à ses rêves, dans la volonté ferme de la maîtrise de soi.

Il y a quelque temps, elle prêtait sa voix à une campagne publicitaire pour Parcs Canada, dont la version française a été assurée par KNLO. Exit le cartésianisme sur ce point, elle est de son époque : nous ne sommes pas maîtres et possesseurs de la nature, nous sommes dans un cycle avec elle.

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Il y a quelque chose de cinématographique dans son travail, les images défilent quand on écoute les pièces plus chantées, puis ça coupe net et elle rappe cru et dur sur la pièce-titre de son mini-album qui sort le 20 mars, Godspeed. Il y a dans ce mot l’idée de bons vœux pour la voie devant, soit, mais plus fondamentalement l’idée de patience, du temps compris d’un point de vue divin, les choses arrivent quand elles doivent arriver.

> Écoutez Godspeed

J’ai attrapé Ali l’an dernier dans un panel à l’Université Concordia, à quelques pas d’où nous nous sommes rencontrés fin février. Une des questions fondamentales du panel était de savoir comment faire pour percer quand on est un rappeur montréalais anglophone. Toutes les subventions, toutes les vitrines semblent francophones, pour toutes sortes de bonnes raisons, bien sûr, mais il existe néanmoins des talents québécois négligés. Nate Husser, Maky Lavender, MTLord, pour n’en nommer que quelques-uns. Le mot « Toronto » a souvent été dit ce soir-là, mais le son de Toronto n’est devenu à la mode dans le milieu hip-hop que lorsque Drake a véritablement percé.

Est-il possible que la même chose se produise pour Montréal ? J’entendais des membres du groupe Corridor affirmer que la langue française n’était pas une barrière à leur réussite aux États-Unis, mais je me questionne à savoir si cela s’applique au rap.

Au panel, Ali a pris la parole avec énergie pour marteler qu’elle ne partageait pas le défaitisme de certains. Elle a donné trois conseils aux artistes dans la salle.

1. Faites vos recherches. La compréhension de l’industrie musicale n’est pas chose simple et il faut respecter cet aspect de la démarche.

2. Ne négligez jamais, jamais l’importance de l’aspect visuel lié à votre musique.

3. Le rap franco fonctionne fort ces temps-ci, il est devenu inévitable. C’est au tour des rappeurs anglos d’ici de percer, non pas comme Torontois, mais comme Montréalais. Comme Québécois.

Qui est Jérémie McEwen ? 

Jérémie McEwen donne depuis 2016 un cours intitulé « Philosophie du hip-hop » au collège Montmorency. Un essai du même nom paraîtra à l’automne aux Éditions XYZ. Chroniqueur philo sur les ondes d’ICI Radio-Canada Première, il a publié sur le hip-hop dans Nouveau Projet (sur Wu-Tang) et dans Liberté (sur Enima).