La semaine prochaine, Céline Dion donnera son ultime représentation au Colosseum du Caesars Palace. Pour marquer les derniers instants de cette extraordinaire résidence à Las Vegas, voici un retour sur le pari risqué que le duo Angélil-Dion a réussi haut la main.

Le premier soir

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Céline Dion lors de son premier spectacle à Las Vegas, le 25 mars 2003

Mégo sourit en se remémorant le soir du 25 mars 2003. « Nous étions nerveux… Oh que nous étions nerveux ! »

Ça sentait encore la peinture fraîche dans le Colosseum, salle construite au coût de 108 millions US, expressément pour recevoir celle qui allait devenir la reine de Las Vegas.

Il faut dire qu’à cette époque, ce n’était pas si difficile d’être la star de la Strip, cette artère où tous les excès ont été vus.

Parce que des artistes du calibre de Céline Dion, il n’y en avait pas en résidence. Vegas, c’était pour les artistes en fin de carrière. Ou ceux qui n’avaient pas de carrière. Mais certainement pas pour une star de sa trempe.

Il y avait quand même déjà une « mafia québécoise », comme aime le dire Mégo pour parler de tous ces Canadiens français établis au Nevada grâce au Cirque du Soleil.

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Claude « Mégo » Lemay devant
le Colosseum nouvellement construit, trois jours avant le début
des spectacles en résidence
de Céline Dion.

Bref, c’était un 25 mars. Cinq jours plus tard, l’interprète de My Heart Will Go On allait souffler ses 35 bougies, un jeune René-Charles dans les bras. C’était entre autres pour ce petit bonhomme que cette idée de résidence avait germé. Recevoir le public chez soi plutôt que de se rendre chez lui.

Stéphane Laporte ajoute que de « triompher » dans cette ville où les casinos sont rois et les golfs sont maîtres était « un rêve d’adolescent pour René ». « Jeune, il ramassait ses économies pour aller jouer à Vegas… et il revenait, comme bien des gens, en ayant perdu sa chemise ! Vegas était déjà comme une deuxième maison pour lui », dit le réalisateur de quelques documentaires sur la chanteuse québécoise.

Lancer une résidence d’une durée de trois ans demandait une bonne dose d’audace. René Angélil avait d’ailleurs parlé du facteur « risque » de ce pari à Mégo, lors de la négociation de son contrat.

« Sa crainte était de ne pas remplir les salles », dit l’ancien directeur musical de Céline Dion, qui rappelle que la salle du Caesars Palace contient quand même 4296 places.

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Céline Dion et René Angelil
lors de la première, le 25 mars 2003

Barnev Valsaint, le célèbre choriste de la star, était aussi présent lors de cette grande première. Pour lui, qui n’a ni bague au doigt ni enfant au bras, il n’a pas été difficile de prendre la décision de suivre l’équipe à Las Vegas.

« Tout va être correct », disait régulièrement René Angélil. Ça résume bien comment se sentait Barnev Valsaint en suivant sa famille musicale dans cette nouvelle aventure.

« Ça n’a rien à voir avec les autres productions américaines. L’équipe de Céline est posée, gentille. Je me souviens qu’avant que nous déménagions, ils avaient organisé une tournée en autobus pour nous faire visiter la ville et nous expliquer où nous pouvions habiter. Ils nous ont super bien traités », dit le choriste montréalais, qui avait été précédemment de la tournée Let’s Talk About Love.

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La fébrilité du grand soir : Luc Plamondon et Garou sur le tapis rouge du Ceasars Palace avant le premier spectacle de Céline Dion à Las Vegas, le 25 mars 2003.

Et alors, cette première ? Il y avait un mélange d’euphorie, de confiance et de nervosité. Le journaliste Hugo Dumas avait rapporté qu’à la sortie du spectacle, Luc Plamondon, complètement charmé et « après avoir bu une bouteille de champagne et demie », avait sauté dans la fontaine du Caesars « tout habillé ».

Quant à Mégo, il se souvient qu’un des seuls petits accrocs de cette grande première fut le moment où, entre deux changements de costume, Céline Dion était apparue sur scène, nu-pieds. « Parce que quelqu’un avait oublié ses souliers quelque part ! », dit-il en riant.

Eh ! oui, on n’y échappe pas. Même au cœur de cette première représentation à Las Vegas, il est encore question de souliers pour la diva fashionista, qui en a plus de 10 000 paires dans sa collection.

La locomotive

« Après la première année, René ne parlait plus de risque. On savait que ça marchait », dit Mégo, qui a été directeur musical de Céline Dion pendant 28 ans.

Cette première aventure « vegassienne » prendra fin en 2007, avec le sentiment du devoir accompli, puisque la diva de Charlemagne aura chanté plus de 700 soirs, toujours à guichets fermés.

« Honnêtement, j’ai vu Vegas avec et sans Céline. Même les chauffeurs de taxi nous le disaient : quand Céline n’était pas sur scène, Vegas était différent. Les gens venaient moins, les hôtels étaient moins bondés », dit Marc Dupré, le gendre de Céline Dion, qui a entre autres tourné un clip avec elle au Colosseum.

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Marc Dupré et Céline Dion lors du tournage
du vidéoclip Tout près du bonheur au Colosseum
en 2006

Après une longue pause de la Strip, pendant laquelle elle a notamment fait une tournée mondiale, Céline Dion a retrouvé les bancs rouges du Colosseum en 2011, au grand bonheur de tout Sin City.

À cette époque, heurtés de plein fouet par la récession, les résidants de Las Vegas ne coulaient pas des jours heureux. Les restaurants étaient déserts et les hôtels, silencieux.

L’économiste Stephen Brown, de l’Université de Las Vegas, avait alors dit à La Presse : « C’est le pire déclin économique que Las Vegas ait connu depuis 60 ans. Aucune ville américaine de taille comparable n’a été aussi durement heurtée par la récession. »

René Angélil était le premier à minimiser les propos des devins qui voyaient en Céline une superhéroïne sauvant la ville de la destruction. « Notre pression, c’est de faire un bon show. Ce n’est pas de changer l’économie », avait-il dit à La Presse en 2011.

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René Angelil au championnat du monde de poker en 2007, à Las Vegas

Petit à petit, l’économie a repris, les édifices ont recommencé à pousser, et les croupiers n’étaient plus seuls à leur table de jeu. Ce n’est peut-être pas « grâce à Céline » que la ville a ressuscité, mais elle n’aura sûrement pas nui.

« Oh my God ! C’est énorme à quel point la ville a changé ! Elle n’a plus rien à voir avec celle que nous avions découverte en 2003. Tu pars quelques semaines et, au retour, il y a une nouvelle grande roue ou un nouveau restaurant », dit Barnev Valsaint, toujours aussi heureux de vivre dans ce coin des États-Unis.

La semaine prochaine, lorsque l’interprète d’Encore un soir offrira la dernière représentation de cette deuxième série, qui a connu des pauses, elle aura donné plus de 1100 spectacles en 16 ans. Il y a belle lurette que Céline Dion a battu tous les records établis par d’autres artistes dans la ville du jeu, dont celui d’Elvis Presley.

« Dans l’histoire de la chanson, je ne me souviens pas d’un artiste étranger qui a eu autant d’impact sur une ville. C’est vraiment fou ! La ville a vécu au rythme de Céline. Et on ne parle pas de n’importe quelle ville… c’est la capitale de l’entertainment ! » – Stéphane Laporte

Dans les années 2000, les gens choisissaient la cité de la perdition pour le jeu. Aujourd’hui, le divertissement et les détaillants sont les raisons principales de la venue de la majorité des 42 millions de touristes chaque année. Bien des artistes au sommet de leur art, comme Lady Gaga, y font maintenant des résidences à la « Céline Dion ». D’ailleurs, Mégo raconte que Michael Jackson, un peu avant sa mort, était venu voir la star québécoise avec le désir de présenter lui aussi une résidence sur la Strip.

Stéphane Laporte trouve ça beau de voir que l’amour pour un artiste peut donner envie de s’offrir des vacances pour l’applaudir. « Dans une vie, on fait un certain nombre de voyages. Pour les Québécois, c’est un long voyage en avion et une grosse dépense. Avec leur blonde, leur chum ou des amis, les gens décident de se gâter. Et ça devient une aventure, dont le show de Céline est la cerise sur le sundae. »

Sa maison

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Céline Dion en prestation en 2016 à Las Vegas, la ville qui l’a adoptée et qu’elle a adoptée, là où elle vit désormais ses joies et ses peines.

Barnev Valsaint parle de Céline Dion comme d’une force de la nature. Il en a des choses à raconter, lui, témoin privilégié des deux dernières décennies de la star.

Adhémar Dion, le père de Céline, est mort le 30 novembre 2003, alors que ça ne faisait que huit mois qu’elle était en résidence à Las Vegas. Comme c’est souvent le cas pour les expatriés, elle a appris la nouvelle par téléphone. Un appel qui l’a bouleversée. « Son père était son plus grand fan », dit le choriste.

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Céline Dion, entourée de sa mère et de son mari, aux obsèques de son père Adhémar, à Charlemagne, en décembre 2003

Tout le monde aurait compris si elle avait décidé de se rouler en boule dans son lit, au lieu d’affronter plus de 4000 spectateurs. Mais elle préférait monter sur scène parce que c’est ce qu’« il aurait aimé qu’elle fasse ».

L’ancien Montréalais cherche ses mots pour nous exprimer toute la tristesse qu’il a ressentie ce soir-là. De tous les moments heureux et malheureux qu’il a vécus avec elle, c’est celui-ci qui l’a le plus marqué.

« Je n’aurais pas été capable de faire ce qu’elle a fait… C’est là que j’ai réalisé à quel point cette femme était forte. Tout le monde pleurait dans la salle. Tout. Le. Monde. » – Barnev Valsaint, choriste de Céline Dion

Même si on accole avec fierté l’étiquette « produit du Québec » à la chanteuse, il faut bien accepter que c’est à Las Vegas qu’elle vit ses joies et ses peines. C’est là qu’elle s’est mariée et que, bien des années de bonheur plus tard, son mari a rendu son dernier souffle. Quant à ses enfants, c’est au Nevada qu’ils emmagasinent la majorité de leurs souvenirs et c’est en tant que visiteurs qu’ils retrouvent le pays de leurs parents, là où le gazon est « plus doux » et « plus frais », selon leur mère.

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Céline Dion et ses jumeaux, Nelson et Eddy, en 2011

Et, il faut le dire, il fait bon vivre dans ce coin désertique de l’Amérique. Même s’il travaillait fort, Mégo parle de ses années au Nevada comme de « vacances avec du soleil en permanence ».

« Ce sont les plus belles années de ma vie. J’avais une nouvelle blonde, en plus… et nous avons eu des enfants. Aujourd’hui, je ne vois que les bons côtés de cet épisode de ma vie », dit celui qui a été remercié en 2015.

Pour Marc Dupré, la ville du divertissement fut longtemps synonyme de retrouvailles familiales. Des journées entières dans la demeure des Dion-Angélil, avec toute la marmaille. Des soirées au Caesars Palace, à voir et revoir sa belle-mère chanter, sans se lasser. Et les soupers qui s’éternisaient dans un bon restaurant. « C’était magique », dit-il.

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Céline Dion et son fils René-Charles aux Billboard Music Awards, à Las Vegas, en 2016

« J’ai vu des stars arriver là-bas et jouer la grosse game, avec la grosse lumière braquée sur eux. Pour René et Céline, c’était le contraire. Lorsqu’ils arrivaient, les restaurateurs gardaient ça tout petit et ils les cachaient, au lieu de jouer à “nous avons Céline dans notre restaurant”. Ils faisaient ça pour garder cette vérité et cette authenticité qu’ils ont », raconte Marc Dupré.

« En allant à Vegas, ils n’ont pas seulement eu un succès financier, dit Stéphane Laporte. Au-delà de leurs exploits professionnels, les gens aiment profondément les êtres humains qu’ils sont. Quand René est décédé, ç’a vraiment créé un émoi. »

Adhémar Dion… René Angélil… Céline Dion aura sans doute une pensée pour eux samedi prochain, alors qu’elle dira au revoir au Colosseum, qu’elle connaît par cœur après 16 ans.

« Quand on vit trop beau, trop fort, on en oublie le temps qui passe », pourrait-elle fredonner, comme dans sa chanson Encore un soir.

La fin… ?

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Céline Dion embrasse la foule lors de sa dernière prestation d’A New Day, en décembre 2007. Ce devait être un adieu, ce ne fut qu’un au revoir... La chanteuse récidivera-t-elle ?

Le 15 décembre 2007, Barnev Valsaint avait le cœur gros en quittant le Colosseum, au terme de la première résidence de Céline Dion au Caesars Palace. À ce moment précis, il ignorait qu’il y reviendrait quelques années plus tard, toujours aux côtés de « sa chanteuse ».

« Je me souviens qu’en 2007, ce fut une dernière très émotionnelle et touchante. Et ce sera la même chose pour le dernier spectacle [la semaine prochaine] », dit le choriste. 

« Je sens que ce sera très touchant, pour toutes sortes de raisons. Ça fait des années que nous sommes amis avec les techniciens et, du jour au lendemain, on ne les verra plus. Ça nous manquera. » — Barnev Valsaint, choriste

Ce n’est quand même pas la fin de son aventure avec Céline Dion, puisqu’il fera partie de sa prochaine tournée internationale.

Craint-il que ça s’arrête un jour ? « Non, je n’ai pas peur. Toute chose a une fin. Je sais bien qu’à un moment, ça va arriver. Je me considère surtout comme très chanceux de vivre ça. Je vis des choses pas possibles grâce à elle. »

Tout comme Céline Dion, il restera résidant de Las Vegas, cette ville qu’il a adoptée et où il fait bon vivre. Ce qui veut aussi dire que si la star internationale désire embrasser une nouvelle résidence après sa tournée mondiale, il ne sera pas loin…

La colorée mairesse de cette ville, Carolyn Goodman, ne peut même pas imaginer que la chanteuse pourrait déménager dans un autre État… ou une autre province. « Ça n’arrivera pas », avait-elle lancé à La Presse l’an dernier, en ajoutant que Céline Dion était « très bien » à Vegas.

Si une nouvelle résidence s’organise, la Québécoise pourrait bien entendu retourner au Ceasars Palace, endroit que René Angélil et elle ont toujours affectionné. D’autant plus que, cet été, le Colosseum subira de grandes rénovations, dont l’installation d’un nouveau système sonore. Mais il y a aussi les propriétaires des deux superbes salles Zappos Theater et Park Theater qui pourraient la courtiser.

Marc Dupré n’a pas l’intention de nous dévoiler les plans de l’interprète d’A New Day Has Come. Sauf que s’il était dans l’une de ses nombreuses paires de souliers, il garderait encore longtemps sa résidence principale au Nevada parce que les enfants et elle y ont une belle qualité de vie.

Stéphane Laporte ne serait pas surpris que ça se produise. « Ce sera toujours une bonne idée pour quelqu’un à Vegas de dire : “On devrait avoir Céline dans notre stade”, dit-il en riant. On va se le dire : la balle est dans le camp de Céline. Elle part avec les clés de la ville. »