Il y a 20 ans, les chansons de Clandestino, premier album solo de Manu Chao, étaient partout. Ses mélodies douces, mais entêtées, sa manière de donner une voix à ceux qui n’en avaient pas et l’énergie folle de ses concerts en ont fait un des artistes marquants du tournant du millénaire. Retour en arrière à la faveur d’une réédition augmentée de trois nouvelles chansons.

L’écoute des premières chansons du projet solo de Manu Chao a créé toute une commotion dans les bureaux montréalais de Virgin à l’approche du printemps 1998. « Tout le monde a été flabbergasté », se rappelle Manon Loiselle, alors directrice du répertoire international pour l’étiquette de disques. Partout ailleurs, c’était pareil. « On a fait une sortie mondiale, dit-elle. Ça a fait un gros boum. »

« J’ai été ravi dès que j’ai entendu ce disque. J’ai trouvé ça extrêmement brillant », dit Jean Beauchesne, alors directeur de la programmation du Festival international d’été de Québec.

IMAGE FOURNIE PAR EMI LATIN

Clandestino, de Manu Chao

Le flair de ces deux pros ne les a pas trompés : Clandestino a connu un succès commercial colossal, s’écoulant à plus de 100 000 exemplaires au Québec seulement et à plus de 3 millions dans le monde.

Clandestino, la chanson, a joué partout : dans les cafés étudiants, les bars et restos qui penchaient à gauche et même à la radio commerciale. « Je pense que c’est Guy Brouillard à CKOI qui a tenté le coup, avance Manon Loiselle. Et ça a levé. Après, ça jouait partout. » Ce n’est pas rien pour une chanson interprétée en espagnol, qui parle du triste sort des sans-papiers.

Témoin fantôme

Que reste-t-il de tout ça, 20 ans plus tard ? Pas Manu Chao, qui semble s’être évanoui dans la brume – « Me llaman el desaparecido », qu’il chantait. Ses chansons tournent moins. Son propos, par contre, demeure tristement pertinent à une époque où des gens désespérés tentent tous les jours d’entrer aux États-Unis ou de traverser la Méditerranée au péril de leur vie. « C’est vraiment actuel », souligne Caracol, pour qui Clandestino est un album fondateur.

« Ce qui a toujours touché Manu Chao, comme Johnny Clegg, c’est le sort des migrants du travail. Ces gens qui doivent quitter leur pays pour travailler ailleurs, qui se retrouvent sans droits, vulnérables, exploités, observe Jean Beauchesne. Il annonce beaucoup de choses qui vont venir après et qui sont à l’avant-scène de l’actualité de nos jours. »

C’est amené de façon joueuse. Ce n’est pas chiant et c’est ce qui fait la force de ce disque-là. Parfois, il y a des groupes revendicateurs qu’on n’a pas le goût d’écouter parce que c’est lourd. Lui, ça reste ensoleillé, ludique et joueur.

Caracol, auteure-compositrice-interprète

Musique sans frontières

Manu Chao ne s’est pas construit tout seul. Il doit une partie de son aura à la Mano Negra, pétaradant groupe à l’attitude punk avec lequel il a fait ses débuts en France avec le souci de mélanger toutes les musiques qu’il entendait dans son quartier. Une assise sur laquelle le chanteur a pu s’appuyer au moment de se lancer en solo.

Ce qui a nourri Clandestino, puis Proxima Estacion : Esperanza, paru peu après, c’est toutefois un long voyage ayant suivi la fin de la Mano Negra au cours duquel il a traversé l’essentiel de l’Amérique du Sud. C’est au fil de ce périple de plusieurs années qu’il a concocté les « cartes postales sonores » qu’il a cousues ensemble pour en faire des albums sensibles et chaloupés.

Punk dans l’âme – et sur scène, où son groupe et lui déploient une énergie phénoménale –, Manu Chao a baissé le ton sur Clandestino. Ses chansons s’y déploient sur un tempo assez lent, sont truffées de clins d’œil (la voix d’Amparo Sanchez du groupe Amparanoïa sur La despedida) et de rappels sonores, s’enchaînant comme si on écoutait une radio à tendance altermondialiste (Radio Bemba, bien entendu).

Surtout, Manu Chao fait corps avec son propos, et parvient à conférer un caractère intimiste à ce disque touffu, qui entremêle folk, rock, bidouillages électroniques, reggae, dub et diverses traditions musicales latines. Or, ce n’était pas le plan original : la légende veut que le disque devait être encore plus marqué par la techno, mais qu’un bogue informatique aurait effacé l’essentiel des arrangements électros… N’en est restée que la version « acoustique ».

Canaliser la colère

On peut toutefois difficilement sortir Clandestino d’une époque notamment marquée par une mobilisation contre les sommets économiques de Seattle, de Québec ou de Gênes. Un peu malgré lui, Manu Chao est devenu un chantre de l’altermondialisme. Encore aujourd’hui, son site internet est une espèce de babillard musical et social où un billet évoquant une nouvelle chanson côtoie un autre invitant à soutenir une cause. « J’ai toujours eu l’impression qu’il essayait d’éviter qu’on lui mette l’étiquette de chanteur politique », souligne toutefois Jean Beauchesne.

Manu Chao a en effet expliqué au Henry Rollins Show qu’il ne considérait pas ses chansons comme politiques. Ce qui l’anime, c’est plutôt l’indignation. « Écrire est important pour moi parce que ça me permet de canaliser ma colère dans quelque chose de positif », disait-il dans cet entretien datant de 2007.

Son succès l’a bien sûr rendu suspect aux yeux d’une frange militante.

Même moi qui n’ai pas beaucoup de succès, il y a des gens qui considèrent que je suis un vendu. Alors Manu Chao, c’est sûr qu’il y en a qui considèrent que c’est le Diable en personne !

Tomas Jensen, auteur-compositeur-interprète

« Un succès comme ça, ça dépasse l’artiste », observe Manon Loiselle, tout en précisant ne pas être très au fait des prises de position du chanteur. Elle se rappelle pour sa part un homme intègre (« Il a été très généreux dans la redistribution des redevances avec ses collaborateurs », dit-elle), réservé et pas exigeant pour deux sous.

« Manu Chao aimait mieux aller jouer au baby-foot aux Foufs avec ses amis après le spectacle plutôt que de faire la fête, dit-elle. La fête, pour lui, c’était le show. » Et quiconque l’a déjà vu sur scène sait que rien n’est plus vrai.

Clandestino (réédition), en magasin le 30 août avec trois chansons inédites : Clandestino (version avec Calypso Rose), Roadies Blues et Bloody Bloody Border.

Clandestino vu par...

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Tomas Jensen, auteur-compositeur-interprète

Tomas Jensen

Il y a une évidente communauté d’esprit entre Manu Chao et Tomas Jensen qui, au moment de la parution de Clandestino, venait d’écrire ses premières chansons en espagnol. « Les revendications qu’il avait dans ses chansons et la façon de les amener étaient un peu les mêmes que ce qui me venait naturellement, dit le Montréalais d’origine franco-argentine. Son succès a aidé toute une musique world, revendicative, altermondialiste à se faire remarquer. Même nous, les Faux-Monnayeurs, son succès nous a aidés même si, à l’époque, ça m’énervait qu’on nous compare à lui. »

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La chanteuse Caracol, de son vrai nom Carole Facal, considère que Clandestino est un album fondateur.  

Caracol

« Clandestino est un disque qui est arrivé à un tournant de ma vie », dit Caracol. Elle rentrait à Montréal après des années à bourlinguer, découvrait les percussions et s’orientait de plus en plus vers la musique. Ce disque l’a aussi réconciliée avec son héritage latino-américain (son père est uruguayen). « Jusque-là, la musique en espagnol, c’était celle de mes parents. J’ai ressenti une connexion avec cet album parce qu’il chantait en espagnol et aussi parce que c’était un grand voyageur et que j’ai beaucoup voyagé aussi. »

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Jean Beauchesne, ancien directeur de la programmation du Festival international d’été de Québec

Jean Beauchesne

« Tu entends quelque chose de neuf chaque fois que tu écoutes ce disque, mais ça demeure toujours accrocheur, juge Jean Beauchesne, qui loue notamment les mélodies simples, les bricolages intelligents et le bon goût des arrangements. Manu Chao refusait la compartimentation en musique. Il a été influencé par la vague de groupes mexicains, argentins et brésiliens de l’époque. Il s’en est inspiré, mais les a aussi synthétisés de manière transcendante. »