Kanye West a vendu des millions d'albums, remporté de nombreux prix et créé des dizaines de chansons à succès pour lui et des artistes tels que Jay Z, Beyoncé et Drake.

Cependant, sa dernière offrande, The Life of Pablo, a été éclipsée par des déclarations douteuses et une rivalité renouvelée avec Taylor Swift.

À quelques jours de son spectacle au Centre Bell, La Presse a demandé à des rappeurs, des producteurs et des professionnels du milieu de la mode d'évaluer la contribution artistique du fils de Chicago.

LA PERSONNALITÉ

«Je crois que Kanye est un génie! lance d'emblée le rappeur B-Real des groupes Cypress Hill et Prophets of Rage. Tous les génies font des trucs cinglés. Certains qu'on peut comprendre, d'autres incompréhensibles. Certains qu'on aime, d'autres qu'on déteste.»

Kanye West est en effet un artiste très polémique. Ses tweets douteux, son arrogance hors norme et ses interventions non désirées lors de galas ont fait de lui l'une des personnalités artistiques les plus détestées. Juste cette année, il a clamé l'innocence de Bill Cosby, même si celui-ci est accusé de viol par de nombreuses femmes, a fait une séance d'écoute de son album au Madison Square Garden à New York entouré de mannequins immobiles portant sa ligne de vêtements et a tourné un vidéoclip où 12 personnalités, l'incluant, apparaissent nues.

Plusieurs soupçonnent l'artiste de 39 ans d'alimenter toute cette controverse uniquement pour faire parler de lui. Le Québécois Boogat, Daniel Russo Garrido de son vrai nom, en fait partie: «C'est rendu une compagnie, plus juste un artiste. Et son but est de faire comme Madonna, de devenir le média total. Je vois plus ça comme du marketing que comme de l'art. Mais bon, c'est impossible qu'il soit aussi populaire aujourd'hui en ne faisant que de la merde», admet tout de même celui qui a remporté le prix de l'album musique du monde de l'année à la dernière cérémonie des Juno.

«Plus intéressant que jamais»

Gabriel Louis Bernard Malenfant de Radio Radio va plus loin: «[Kanye West] est plus intéressant que jamais. Je pense que son attitude, aussi crue, non réfléchie et sporadique qu'elle puisse être, brasse la baraque. Quand il dit à une remise de prix qu'il veut se lancer dans la course à la présidence ou qu'il dit que telle personne n'aurait pas dû remporter le prix du meilleur clip, c'est une forme de révolte, c'est une forme d'anarchie.»

B-Real abonde dans le même sens. «Il se fout de ce que les autres disent. J'aime ça de lui. Avant, je trouvais ça irresponsable de sa part, mais c'est un artiste et il peut être qui il veut et faire ce qu'il veut.» Le MC californien, qui a lancé son premier album avec Cypress Hill il y a près de 25 ans, tient à rappeler l'importance de faire la distinction entre la personne et l'artiste. «Je respecte Kanye. Suis-je d'accord avec tout ce qu'il dit? Non. Il n'est pas nécessaire d'être toujours d'accord avec les propos d'une personne pour aimer ce qu'elle fait.»

«Chaque artiste qui vient repousser les limites, qui est punk dans son approche, peu importe s'il fait de la musique punk ou non, et qui envoie le monde chier quand il le faut, est important. Et c'est ce que Kanye fait, à sa façon», conclut Gabriel L.B. Malenfant.

LA MUSIQUE

The Life of Pablo est le septième album solo de Kanye West. Depuis College Dropout, paru en 2004, le propos est devenu plus grand que nature, et les rythmes se sont raffinés. Il a commencé sa carrière en réalisant des pièces construites autour d'échantillons de chansons soul pour Jay Z, Beanie Sigel et Talib Kweli. Ses premières rimes traitaient de famille, de religion et d'éducation. Aujourd'hui, les sujets de prédilection de Yeezy sont l'argent, la célébrité et le désir de reconnaissance, alors que les beats puisent dans une panoplie de genres.

«La production de Life of Pablo est volontairement rudimentaire mais bien équilibrée, indique Ajust, le réalisateur du trio Loud Lary Ajust. On y retrouve diverses sonorités: gospel, soul, trap, pop. L'élément de sampling est toujours bien présent. Après tout, c'est un des trademarks de Kanye West.» Le rappeur et réalisateur américain Joey «G-Clef» Cavaseno estime que son compatriote s'est amélioré en tant que réalisateur et compositeur. «Pablo est meilleur que Yeezus, Yeezus est meilleur que le précédent et ainsi de suite. Kanye est en train de devenir un vrai compositeur en matière de son et de structure.»

Des critiques élogieuses

Des critiques réputés ont aussi fait l'éloge du plus récent album de M. West. Le magazine Rolling Stone lui a donné quatre étoiles et demie, et le site spécialisé Pitchfork lui a accordé une note de 9 sur 10. Notre collègue Alain Brunet lui a attribué trois étoiles et demie, alors que The Guardian ne lui en a donné que trois. Boogat est encore moins généreux envers l'oeuvre. «Il est passé de l'innovation pure à un pop icon qui remâche les tendances underground et les présente au grand public. Il y a aussi beaucoup de ghost production sur ses trucs.»

Ce dernier reproche à Kanye West de prendre le mérite pour des chansons alors qu'elles ont été réalisées par d'autres. Ajust, qui produit ses propres beats depuis près de 10 ans, fait le même constat: «Sur College Dropout, Kanye était seul à avoir produit toutes les chansons. Depuis, d'album en album, le nombre de coproducteurs ne fait qu'augmenter. Sur The Life of Pablo, on retrouve parfois huit ou neuf producteurs sur une seule chanson.»

Cependant, il ne voit pas cette collaboration de manière négative. «Kanye a toujours la mainmise sur la production, mais c'est sa vision artistique et musicale qui le distingue des autres. Alors que la plupart des albums rap modernes ne sont qu'un ramassis de chansons un peu pêle-mêle entrecoupées de singles radio évidents, il arrive toujours à donner un sens à ses oeuvres tout en intégrant les titres plus commerciaux. Très peu d'artistes sont capables de faire ça.»

Pour G-Clef, le fait qu'on retrouve parfois les noms d'une dizaine d'artistes sur une même pièce démontre simplement que Kanye West est capable de collaborer avec d'autres. «L'un de ses talents est qu'il réussit à obtenir le meilleur de chacun. Tout le monde est au mieux sur un album de Kanye West», estime le musicien, qui a entre autres réalisé des titres pour Cappadonna, du Wu-Tang Clan.

Inspirant

«[The Life of Pablo] est super punk dans sa forme. C'est comme rien d'autre. C'est un mishmash de tout. Quand je l'écoute, ça m'inspire. Même si je ne fais pas des trucs comme lui, ça me dit: wow, anything's possible. Personnellement, dans la musique, il n'y a pas grand monde qui me fait ça», confie Gabriel Louis Bernard Malenfant de Radio Radio. Pour l'artiste de Moncton, l'authenticité et la lutte contre le conformisme sont aussi importantes que le fond et la forme. «Il peut rapper sur ce qu'il veut, je m'en fous tellement, car son comportement est hip-hop. Le hip-hop n'est pas juste le rap, c'est la culture. Le hip, c'est les connaissances, le hop, c'est le mouvement. On l'oublie, mais Kanye, il "hope" en masse et il repousse les limites de la culture.»

Fes Taylor, un rappeur new-yorkais qu'on peut entre autres entendre sur le dernier album d'Inspectah Deck, du Wu-Tang Clan, est également impressionné par l'audace de Kanye West. «Il est allé dans une direction que peu d'artistes empruntent et je respecte le fait qu'il ose être différent», affirme le MC qui roule sa bosse depuis le milieu des années 90. «J'aime comment l'album est construit. C'est comme regarder un film, on peut vraiment voir sa vision. Les différentes ambiances nous amènent ailleurs. Une chanson me faisait sentir comme si j'étais à l'église, une autre, dans un party à Miami.»

«Sa musique est devenue plus minimaliste, mais en même temps encore plus prenante et dense, remarque G-Clef, qui est aussi saxophoniste. C'est le Miles Davis d'aujourd'hui. Il s'entoure de jeunes artistes pour voir ce qu'ils font et les incorpore à son canevas musical. Puis, il recommence avec des plus jeunes sur l'album suivant. C'est ainsi qu'il reste pertinent et en avant de son temps.

L'IMAGE

Dans les dernières années, l'intérêt de Kanye West pour la mode s'est accentué. Habitué des défilés et des tapis rouges avec sa femme Kim Kardashian, il est devenu l'égérie de la maison Balmain il y a un peu moins de deux ans. Ce croisement des mondes et cette visibilité accrue l'ont aidé à populariser son image de marque.

Après l'échec de sa collection Pastelle au milieu des années 2000, Kanye West a collaboré avec Nike, en 2009, pour le design des Air Yeezy. Sa relation avec le géant du vêtement de sport a toutefois tourné au vinaigre et, en 2013, il a signé une entente avec son rival, Adidas. Quinze mois plus tard, un premier modèle de Yeezy Boost a été mis sur le marché et s'est écoulé en dix minutes. Depuis, l'engouement pour tous les produits issus de la collaboration entre West et la marque allemande n'a fait qu'augmenter.

Un apport pour la mode

Lors du lancement de The Life of Pablo à New York, le musicien devenu designer en a profité pour dévoiler sa troisième collection Yeezy Season. Les critiques du monde de la mode ont noté une amélioration, mais le designer québécois Denis Gagnon n'est guère impressionné. «À mon avis, cette ligne, je la trouve très ordinaire. Assez simple et pas créative.» La styliste d'artistes Isabelle Gauvin est plus enthousiaste. «Sa ligne de vêtements est intéressante. Il y a de belles pièces. Ce qui fonctionne, c'est le mélange de la mode de rue avec le haut de gamme. Il va mettre des détails dans son vêtement qui vont être inspirés de la rue et du hip-hop, sauf qu'il utilise des matériaux et des coupes qui font haut de gamme», remarque-t-elle.

Mais pour M. Gagnon et Mme Gauvin, l'intérêt pour Kanye West réside davantage dans ce qu'il représente que dans ses créations. Isabelle Gauvin estime que la force de son image de marque lui permet de prendre des risques qui sont en fait bien calculés. «En mode, les gens n'osent pas, mais une personnalité connue comme Kanye peut aller plus loin. Il possède une liberté créative et s'en sert pour lancer des courants.» De son côté, Denis Gagnon n'est pas convaincu que Kanye West possède un réel talent pour la création de vêtements. Il apprécie néanmoins son affection pour la mode. «Son choix de créateurs, je le trouve beau. On le voit avec le directeur de Balmain [Olivier Rousteing] et ils ont l'air amis. Je l'ai souvent vu dans des défilés de Martin Mangiela et de Givenchy. Il s'intéresse à la mode, et ce n'est pas mauvais. Ça fait parler des créateurs et ça fait vendre sûrement.»

Les vidéos

Le plus récent vidéoclip de Kanye West, pour la chanson Wolves, a justement été réalisé en collaboration avec Balmain et le photographe Steven Klein. Kanye West a souvent fait appel à des artistes de renom pour ses vidéos, comme Steve McQueen, Spike Jonze et Nick Knight. Plus tôt cette année, son vidéoclip pour la pièce Famous a suscité des réactions très variées.

Inspiré par le tableau Sleep de Vincent Desiderio, la vidéo d'un peu plus de 10 minutes met en scène des statues de cire dénudées représentant des personnalités connues. On y voit entre autres Taylor Swift, Donald Trump, George W. Bush, Rihanna, Kanye West et sa femme Kim Kardashian.

Certains ont qualifié le vidéoclip d'oeuvre d'art, d'autres l'ont trouvé répugnant. La créatrice de la série Girls, Lena Dunham, a écrit sur Facebook que la vidéo de Famous la rendait «triste, craintive et inquiète pour les adolescentes qui la regardent et ne comprennent peut-être pas».

À l'autre bout du spectre, le réputé réalisateur allemand Werner Herzog a déclaré qu'il n'a «jamais rien vu de tel». «C'est très, très intéressant. Je vois quelque chose de très brut, ce qui est essentiel lorsqu'on raconte une histoire avec un sens profond», ajoute-t-il.