En 2016, Radiohead est le seul groupe planétaire qui jouisse à la fois d'un rayonnement de masse et d'une réputation avant-gardiste. Pour la plupart, les grandes formations rock ou pop de l'histoire ont eu leur période d'inspiration et de pertinence, pour ensuite s'assagir, miser sur leur patrimoine et la nostalgie de leurs meilleures années. Jusqu'à ce jour, Radiohead a défié le principe de Peters. Du moins s'est-il appliqué à le défier, soit en refusant de devenir un autre superband muséal, machine à effets spéciaux consacrée au divertissement familial.

Pourra-t-on encore l'affirmer après écoute de son neuvième album studio, A Moon Shaped Pool?

Avant de nous prononcer, revoyons la trajectoire de Radiohead pour en saisir l'envergure. Différentes plateformes en tracent le profil biographique, et le chemin de nos perceptions contribue à dresser le portrait qui suit.

Formé en 1985 dans l'Oxfordshire, en Angleterre, le quintette regroupe encore ses membres originels: Thom Yorke (chant principal, piano, claviers, guitare, électronique), Jonny Greenwood (guitare lead, claviers, électronique, ondes Martenot, orchestration), Colin Greenwood (basse), Ed O'Brien (guitares, voix), Phil Selway (batterie, percussions).

Avant A Moon Shaped Pool, Radiohead avait lancé huit albums solo depuis sa fondation. Les voici:

Pablo Honey, 1993

Radiohead était au départ un groupe rock typique de sa génération, dont l'angle alternatif/post-grunge n'annonçait rien de visionnaire. On réécoute Pablo Honey, premier album studio paru en 1993, la recherche n'y est remarquable que sur quelques éléments de l'album, surtout les chansons Creep et Blow Out. Pour le reste, on parle d'un répertoire bien construit, efficace, senti, authentique esprit rock, sentiment d'urgence, légère propension à la recherche, dont ce signe: Creep n'était-il pas inspiré par l'iconoclaste Scott Walker? Encore marginal, le groupe fera escale au bar Woodstock de Montréal, en novembre 1993. Ce soir-là, Nirvana est à l'Auditorium de Verdun, alors...

The Bends, 1995

Avec The Bends, Radiohead passait de bon à très bon groupe. Pour engendrer l'album, le réalisateur John William Leckie et son ingénieur du son, un certain Nigel Godrich, avaient contribué à pousser ces jeunes autodidactes à se pencher sur leurs arrangements, les environnements de leurs chansons - particulièrement l'ajout de claviers, nouvelles textures synthétiques, guitares d'esprit space rock et prog qui remonte à la scène de Canterbury - Soft Machine, Gong, etc. Des chansons comme Planet Telex, Just ou My Iron Lung laissaient présager une élévation conceptuelle mais les arrangements restaient relativement discrets, soumis au beat rock et à la charge des guitares. Radiohead devenait néanmoins un groupe qu'il fallait suivre à la trace, les fans montréalais avaient d'ailleurs rempli le Spectrum à deux reprises cette année-là - en juin et en décembre. Bon show, avait-on noté, mais pas assez mémorable pour deviner la suite des choses...

OK Computer, 1997

Le coup de grâce fut asséné avec OK Computer, coréalisé par le groupe et le brillant Nigel Godrich, devenu son réalisateur attitré. Lancé en mai 1997, cet album coiffait le premier cycle du quintette anglais et le propulsait du coup dans la constellation des supergroupes planétaires. Les chansons Airbag, Paranoid Android, Karma Police, Lucky et autres No Surprises devinrent de véritables hymnes de la génération X. Au-delà de ses qualités musicales et poétiques, cet opus devint emblématique pour tant d'adolescents et de jeunes adultes occidentaux de cette période. Pour son spleen, pour sa capacité à canaliser l'inconfort de la jeunesse dans un contexte sociétal peu reluisant, pour son lot d'ironie et de cynisme, aussi pour le romantisme bleu-gris qu'il exhalait et l'expressivité un tantinet autistique de son chanteur, cet album fut un tournant majeur. Les fans québécois présents aux spectacles du Métropolis et du Centre Bell en témoigneront sans se faire prier!

D'aucuns considèrent que la forme chanson de Radiohead a atteint sa plus haute cime avec OK Computer. L'enveloppe harmonique des claviers et les recherches texturales ouvraient alors la porte à un autre monde que celui des guitares prédominantes dans le rock. Les ponts des chansons s'allongeaient davantage que sur The Bends, le galbe orchestral était plus ambitieux et... la crudité du rock moins évidente. Ainsi, OK Computer imposait une forme actualisée de space rock/prog rock/art rock en plus d'évoquer l'air du temps.

Kid A, 2000

Amnesiac, 2001

Musicalement, le cycle suivant fut encore plus ambitieux, plus visionnaire, plus marquant. Au lieu de tirer profit du succès populaire d'OK Computer, Radiohead fit le pari de la recherche formelle: prédominance des claviers et des ambiances électroniques, sections de cuivres/anches et cordes, expansion harmonique, avancée rythmique, improvisation libre, ouverture à moult courants arty ou savants - post-rock, électro, jazz, musique contemporaine, etc. Kid A sort en octobre 2000 et rallie cette fois une frange supplémentaire de mélomanes avertis, bien au-delà de la génération X.

Radiohead réussit l'exploit d'atteindre un public de masse par l'entremise d'une approche expérimentale et contemporaine, cautionnée à la fois par les amateurs les plus exigeants et une vaste portion des fans de la première ligne. Des musiciens sérieux en proposent les relectures; de la musique classique au jazz nouveau, plusieurs chansons de Radiohead deviennent de la pâte à standards. Les spectacles qui suivent proposent de formidables immersions audiovisuelles. Des classiques sont immortalisés dans cet album: Everything in Its Right Place, The National Anthem, Optimistic, In Limbo, Idioteque, Morning Bell...

Dans cette même période (1999-2000), d'autres pièces seront enregistrées, suffisamment pour un autre album: Amnesiac. La progression harmonique de Pyramid Song, par exemple, est très proche d'Everything in Its Right Place, I Might Be Wrong et Knives Out prolongent le plaisir. Le jeudi 5 août 2001, Radiohead présentera un spectacle inoubliable au parc Jean-Drapeau, amalgame parfait entre culture rock et immersion audiovisuelle. Le grand choc!

Hail to the Thief, 2003

En 2003, année de l'album Hail to the Thief, les guitares reviennent en force, on l'observe sur certaines pièces telles 2+2=5, Go to Sleep, Where I End and You Begin, There, There, Scatterbrain... Certains y voient un retour en arrière alors que, pour d'autres, Radiohead s'est enfin remis à l'écriture de chansons au lieu de se perdre en conjectures instrumentales. Cela dit, les harmonies guitaristiques sont plus poussées qu'elles ne l'étaient avant leur retrait relatif, le groupe tend à unifier les deux cycles de son histoire. Le côté électro ressurgit çà et là, en témoigne Mixomatosis. A-t-on ménagé la chèvre et le chou? Au concert donné par Radiohead à Montréal en août 2003, de nouveau au parc Jean-Drapeau, plusieurs doutes se dissipent.

IMAGE FOURNIE PAR LA MAISON DE DISQUES

Hail to the Thief, 2003

In Rainbows, 2007

En chantier dès l'aube de 2005, In Rainbows est lancé en juin 2007, avant quoi Radiohead aura marqué l'imaginaire montréalais d'une paire de concerts magnifiques donnés à la salle Wilfrid-Pelletier, soit en juin 2006. D'entrée de jeu, In Rainbows fait plus jaser pour sa mise en marché (les fans en déterminaient eux-mêmes le prix) que pour ses qualités intrinsèques. Après coup, on en sirotera la mixtion. Alors? Une majorité de fans et connaisseurs concluent que Radiohead est encore dans le coup. Surtout parce que le band parvient à une meilleure fusion de ses acquis conceptuels. L'expertise accrue de Jonny Greenwood en matière d'orchestration classique permet également quelques innovations dans la facture générale, ce qui n'est pas négligeable. Ainsi, on se souvient encore des pièces 15 Step, Bodysnatchers, Weird Fishes/Arpeggi, Reckoner, Jigsaw Falling Into Place... Voilà un album équilibré, sans être un opus phare pour le groupe phare, suivi d'un concert mirobolant, encore au parc Jean-Drapeau, soir de feu d'artifice (contrepoint agaçant) en août 2008.

The King of Limbs, 2011

The King of Limbs sort en février 2011. Huit musiques traversées par les tendances électroniques de l'heure. Claviers, échantillonneur numérique, bidules électros et autres logiciels dominent les huit pièces de cet album où la mélodie chantée et le chorus ne sont pas exactement au centre de la création. Depuis 2006, année de la sortie d'un premier opus solo (The Eraser), Thom Yorke n'a cessé de nourrir sa culture électro, collabore et collaborera aux projets d'artistes majeurs issus de cette scène (Flying Lotus, Four Tet, Burial) sans compter le groupe Atoms for Peace qu'il forme entre autres avec Nigel Godrich. À l'évidence, la quête du chanteur déteint sur le vaisseau amiral. Pour le meilleur? Il semble que ses collègues n'opposent pas grand-chose à cette inclination, en résulte un album plutôt court, plusieurs restent sur leur appétit. Les fans pourront néanmoins se rabattre sur la tournée qui s'ensuivra, très réussie au demeurant, du moins si l'on s'en tient au spectacle impeccable donné au Centre Bell en juin 2012. Quelle maîtrise!

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The King of Limbs, 2011