Toujours actif sur la scène du rock, Bruce Springsteen a un auditoire multigénérationnel. Nos deux journalistes ont découvert Born to Run à 27 ans d'intervalle. Points de vue.

Hugo, permets que je raconte à ta jeune personne l'histoire d'un gars qui a raté le concert de Bruce Springsteen au Théâtre Maisonneuve dans un autre millénaire et qui s'en veut encore à ce jour.

À l'époque, le gars en question se tapait à peu près tous les shows en ville - Cohen à Wilfrid-Pelletier, Pink Floyd au CEPSUM, Lou Reed au Capitol, Bowie au Forum, Roxy Music à l'Auditorium Le Plateau - mais Springsteen, bof! En décembre 1975, la chanson Born to Run jouait ad nauseam à CHOM et, à ses oreilles, ça faisait trop wall of sound de Phil Spector derrière un chanteur verbeux.

Trois ans plus tard, le gars a craqué pour Darkness on the Edge of Town et son rock plus social, moins flamboyant mais plus rentre-dedans que celui du Springsteen barbu de Born to Run. Par curiosité, il est allé le voir avec son E Street Band au vieux Forum dont il est ressorti gaga après près de quatre magnifiques heures de musique.

C'est ce soir-là de novembre 1978 qu'il a compris Born to Run, l'album. Il n'en revenait pas d'entendre la foule de convertis chanter à pleins poumons «show a little faith, there's magic in the night, you ain't a beauty but hey you're alright» de Thunder Road qui se terminait par une glissade spectaculaire de Springsteen aux pieds du Big Man. Il tripait sur cette façon tellement naturelle qu'avait Springsteen de fondre la Mona de Bo Diddley et des Stones dans sa propre She's the One. Et il avait la gorge nouée devant la beauté de l'opéra de poche Jungleland.

Depuis, le gars a vu Springsteen un peu partout dans le monde et il était aussi ému qu'en 1978 quand le Boss a demandé pour la première fois à Jake Clemons de jouer le solo mythique de son oncle disparu dans Jungleland par un soir pluvieux de juillet 2012 à Göteborg.

Tout ça pour te dire, Hugo, que c'est dans les chansons de Born to Run que Bruce Springsteen est devenu le personnage plus grand que nature qu'il est encore aujourd'hui.

P.S.: Je trouve toujours que Darkness est le chef-d'oeuvre du Boss. Mais quand j'ai acheté mon premier CD en 1985, j'ai choisi Born to Run.