Les vétérans du Washington Post ont réagi avec un fatalisme teinté d'amertume à sa vente au titan de l'internet Jeff Bezos, tout en espérant qu'il s'agirait d'un nouveau départ pour un titre aux finances devenues fragiles.

Après des années de pertes, la famille Graham, qui possédait depuis huit décennies le célèbre quotidien basé dans la capitale fédérale américaine, a annoncé lundi sa cession à M. Bezos pour 250 millions $.

«C'est triste, mais il s'agit d'une question de survie», a remarqué Bob Woodward, qui avec Carl Bernstein, un autre jeune reporter des pages locales du Post, avait décroché l'un des «scoops» les plus marquants du XXe siècle: le scandale du Watergate qui avait coûté sa présidence en 1974 à Richard Nixon.

Mais M. Woodward, qui a 70 ans travaille toujours au Post entre deux livres, a aussi fait part de son optimisme vis-à-vis de M. Bezos, «l'un des vrais innovateurs» de l'économie américaine, qui a révolutionné la vente de détail avec Amazon.com.

«Il comprend les choses différemment d'autres personnes. Il est prêt à risquer beaucoup de sa propre richesse», a-t-il affirmé. M. Bezos, selon le magazine Forbes, «pèse» à titre personnel plus de 25 milliards $.

Pour M. Woodward, le nouveau propriétaire du Post n'a rien à voir avec Rupert Murdoch, magnat australo-américain de la presse qui ne cache pas ses opinions conservatrices et contrôle notamment Fox News et le Wall Street Journal. M. Bezos «est quelqu'un qui croit dans les valeurs que le Post a défendu avec acharnement», selon le journaliste qui ne voit pas de «mauvais côté» à cette vente.

«Journalisme de combat»

M. Bernstein, qui a quitté le Washington Post depuis le Watergate, a parlé de «tristesse justifiée» après la décision des Graham de jeter l'éponge.

Mais le journaliste a aussi affirmé au Wall Street Journal qu'il espérait voir M. Bezos revitaliser non seulement le Post, «mais aussi le secteur des médias lui-même, en combinant le meilleur des valeurs journalistiques avec le potentiel de l'ère numérique».

Alors que de nombreux titres de la presse américaine sont en difficulté en raison de l'érosion de la publicité et des ventes, attribuées à l'émergence de la presse gratuite et en ligne, M. Bernstein est allé jusqu'à espérer que l'arrivée de M. Bezos accoucherait d'un «modèle commercial qui financera la renaissance d'un métier essentiel pour Washington, le journalisme américain et le monde».

D'autres journalistes du Post se sont emparés de Twitter pour exprimer leur surprise, la transaction ayant été gardée secrète jusqu'au dernier moment lundi après-midi. Ils ont surtout dit leur admiration pour la famille Graham. Donald Graham, PDG de la maison-mère du Washington Post, est le fils de Katharine Graham, qui régnait sur le journal pendant le Watergate.

Dans une lettre ouverte à M. Bezos, l'un des éditorialistes du Post, Gene Weingarten, a affirmé que «la principale raison pour laquelle votre arrivée suscite beaucoup d'espoir est le fait que Don Graham a dit que c'était ce dont le journal avait besoin».

Les Graham, a-t-il noté, «ont toujours choisi un journalisme de combat plutôt que de compter leurs sous, et nous les avons adorés pour cela».

Mais il a aussi remarqué que M. Bezos, en déboursant seulement 1% de sa fortune personnelle pour acquérir un journal plus que séculaire, avait effectué «un achat aussi important et risqué que pour moi, l'acquisition d'une Honda Civic de 2003».