C’est dans sa cache, quelque part au cœur du bois, qu’Olivier Lussier a écrit de larges pans de Cariacou, son « manuel de chasse à l’usage des poètes », qui ne s’adresse pourtant pas qu’aux amateurs de poésie ni qu’aux chasseurs. Un livre sur le temps, l’amour et la mort, dans lequel réfléchir à comment on tue, c’est aussi réfléchir à comment on vit.

« Là, on tombe dans le détail, je ne sais pas si tu veux aller là », lance Olivier Lussier, ahuri d’en être à expliquer à un journaliste culturel, dans ce cas-ci l’antithèse d’un gars de bois, les subtilités des différents types de tir à la carabine, permettant d’abattre un chevreuil. « Ce que tu veux, c’est un tir de cœur ou un tir de poumon. »

Mais un beau jour, il y a maintenant une quinzaine d’années, un jeune Olivier, en tentant d’atteindre le cœur d’un chevreuil, ne le laisse que paralysé, affalé dans toute sa fragilité et dans un tas de carottes.

« Je lui avais juste sectionné la colonne vertébrale, il était encore vivant, mais en détresse », se rappelle le chasseur de 31 ans, encore remué par cet évènement survenu alors qu’il avait 16 ou 17 ans. « Ça a pris trois balles avant qu’il meure et tout de suite, je savais que j’arrêtais la chasse. Je trouvais que ça n’avait aucun sens d’avoir fait souffrir un animal. »

« Tirer un chevreuil, c’est pas mal plus facile dans les livres que dans la vraie vie », écrit-il aujourd’hui dans Cariacou, son « manuel de chasse à l’usage des poètes », une des plus belles surprises de cette rentrée littéraire, tant grâce à son fascinant sujet que grâce à sa forme s’engageant sur plusieurs pistes, pour ne pas dire trails.

La trail de la poésie

Récit de la relation de l’auteur avec le geste millénaire de chasser, Cariacou contient aussi une recette de chevreuil bourguignon, des souvenirs d’enfance, des chapitres à caractère historique mettant en vedette Theodore Roosevelt, de vrais trucs de chasse, et des extraits de La faune des Laurentides et ses implications économiques, le livre d’un certain J. P. André Pelletier, paru en 1968.

Cariacou contient aussi – surtout – des poèmes, notés sur son téléphone du bout de ses pouces gelés, par un gars qui, en attendant que le petit miracle d’un gibier se manifeste, documente tout ce qui lui traverse l’esprit : « la dépression qui s’installe tranquillement, l’espoir, les amours qui nous attendent à la maison, les amours qu’on a perdus, des vieilles histoires de brosse et des belles histoires de petits gars », énumère-t-il.

« La poésie occupe la même place dans la livre que dans ma vie : elle est parfois omniprésente, et parfois complètement absente », poursuit celui qui gagne sa croûte comme ingénieur et qui est arrivé à l’écriture sur le tard (même s’il n’est jamais trop tard), en étant happé par l’impétuosité de performances scéniques auxquelles il a assisté à Sherbrooke, où il habite depuis qu’il a quitté son patelin natal de Maricourt.

On dit que le monde littéraire est hautain et inaccessible, mais il a aussi quelque chose de magnifique dans son accueil.

Olivier Lussier, auteur

Se réapproprier la chasse

Après avoir pris congé de la chasse pendant plusieurs saisons, à la suite de cette tourmentante mésaventure d’adolescence, Olivier Lussier renouera avec le bois en se faisant raconter par une amoureuse une troublante expérience. « Elle était allée à la chasse avec Gros Dave, un gars qui est le stéréotype du chasseur avec le couteau entre les dents et la grosse veine dans le cou, se souvient-il. Il avait tué un veau et ça m’avait vraiment dérangé. »

Le poète s’engage alors dans une réflexion sur la possibilité d’une chasse éthique et troque la carabine pour l’arc, « parce que ça donne une chance au chevreuil, parce que la proximité avec la bête augmente le niveau de difficulté et que d’avoir un projectile propulsé par la force de mon corps, ça avait plus de sens ».

Il développe ainsi son propre code d’honneur, en conjuguant ses valeurs à certaines héritées de son père, de son grand-père et de ses oncles, des hommes dont il trace un portrait riche et attendrissant, aux antipodes des rustres personnages qui ont la vie dure dans l’inconscient collectif. Un soin correspondant à la conviction de Lussier que « les gens sont toujours plus complexes que ce dont ils ont l’air ». Il arrive même que des ingénieurs deviennent poètes.

L’ésotérisme du chasseur désespéré

Code d’honneur ? Pas question pour Lussier, par exemple, de tuer une maman chevreuil, même si la loi le lui permet. Parce que dans Cariacou, réfléchir à comment on tue, c’est surtout réfléchir à comment on vit.

Et bien qu’il aurait été « facile de tomber dans le piège d’idéaliser l’expérience de la forêt, la communion avec la nature », Olivier Lussier rend compte, avec beaucoup d’autodérision, de tout ce que la chasse a d’ennuyeux (« On se fait souvent chier à attendre dans le frette », dit-il) et d’« ésotérique », quand le moment de rentrer à la maison approche et que la récolte tarde, « quand les gars deviennent soudainement ben sensibles et se mettent à croire l’influence des cycles lunaires et de la pression atmosphérique ».

« Veux-tu que je te donne un truc qui n’est pas dans le livre ? », demande l’auteur avec un petit sourire taquin. Euh... oui. « L’important, si tu veux pogner un chevreuil, c’est d’être assis dans le bois, pas dans ton salon. Plus tu passes de temps assis dans le bois, plus t’as de chances de pogner un chevreuil. »

Cariacou

Cariacou

Éditions de Ta Mère

160 pages