De nombreux classiques littéraires occidentaux ont été trempés dans la sauce manga, de Proust à Hugo en passant par Goethe, Cervantès ou Kafka. Après La peste, c’est maintenant au tour de L’étranger d’Albert Camus de bénéficier d’une nouvelle adaptation façon cases nippones. Fait notable : le projet, mené par le mangaka Ryota Kurumado, a été soutenu et supervisé par la famille de l’écrivain, aboutissant à un résultat convaincant, tout juste paru au Québec.

« Aujourd’hui, maman est morte », et désormais, L’étranger renaît. Ce titre, l’un des plus lus de la littérature francophone et figurant fréquemment au programme des écoles françaises, met en scène l’intrigant et glacial Meursault, abattant de sang-froid un homme algérien venu venger sa sœur. Au cours de son procès, le protagoniste déroule le fil des évènements, se produisant dans le cadre de l’Algérie encore sous domination française. Le jeune meurtrier y démontre un détachement inexplicable à l’égard de son geste, de son sort, et des raisons qui l’ont poussé à tirer plusieurs balles sur le cadavre. « Rien n’a d’importance. Cette vie est absurde ! », lance-t-il peu avant son exécution.

L’adaptation d’un classique littéraire en manga est un procédé délicat, les auteurs étant contraints de le transposer dans un format fort éloigné de celui du roman, tout en connectant les codes culturels et narratifs propres à ces deux mondes. Si certains aboutissements sont parfois malheureux, cette version de L’étranger a pu jouer au moins deux atouts qui ont assuré son succès. D’une part, le jeune mangaka Ryota Kurumado, qui avait déjà adapté La peste, a une nouvelle fois montré à quel point il admirait et respectait l’œuvre de Camus, tout en y apposant sa griffe créative. D’autre part, la descendance de l’auteur, notamment sa fille Catherine et sa petite-fille Élisabeth Maisondieu-Camus, a soutenu et supervisé la création de cette adaptation, afin de s’assurer que la flamme du roman original y brûlerait à nouveau.

« On a laissé beaucoup de liberté au mangaka dans ce projet, et j’adore le résultat que cela a donné », explique à La Presse Mme Maisondieu-Camus, par visioconférence. À l’origine, la petite-fille de l’écrivain avait été mise au parfum de la publication de La peste au Japon par Ryota Kurumado et, séduite par cette adaptation, s’était tournée vers les éditions Michel Lafon pour en publier une traduction française. Dans le cas de L’étranger, une collaboration s’est nouée entre le mangaka et la famille Camus pour travailler de concert.

Il est à la fois l’adaptateur et le dessinateur, et il nous a envoyé des planches et des esquisses au fur et à mesure pour savoir si le découpage convenait.

Élisabeth Maisondieu-Camus, petite-fille d’Albert Camus

« Il proposait de rajouter quelques petites choses, par exemple l’abeille qui vient sur le cercueil de la mère de Meursault, on vérifiait si cela correspondait à la scène, raconte Élisabeth Maisondieu-Camus. Une adaptation, c’est un nouvel auteur, alors à moins d’un contresens total, on n’a pas le droit d’être trop intrusifs. Il faut être ouvert, et c’est ce que nous avons fait. »

Traduire une philosophie

Contrairement à la version manga de La peste, publiée en plusieurs tomes, l’intégralité de L’étranger tient en un seul volume de quelque 300 pages. Respectant les codes du genre sans verser dans l’exagération, conservant un ton formel bien ménagé avec la légèreté du style manga, les dessins se taillent la part du lion, ponctués de dialogues minimalistes, mais judicieusement choisis, reprenant les répliques clés du roman – dont le célèbre incipit « Aujourd’hui, maman est morte » qui, pour surprendre le lecteur, ne coiffe pas cette adaptation graphique.

  • IMAGE TIRÉE DE L’ÉTRANGER

  • IMAGE TIRÉE DE L’ÉTRANGER

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Les décors ayant été soumis à un régime de sobriété intensif, l’accent a été clairement mis sur les visages et gros plans, profitant de la profonde expression permise par les pupilles surdimensionnées des personnages de manga. La petite-fille d’Albert Camus a d’ailleurs donné son aval aux traits de Meursault dès la première proposition du mangaka, estimant qu’ils correspondaient parfaitement au caractère du protagoniste. « Le dessin de M. Kurumado est très joli, et il parvient à dégager la personnalité des personnages des romans de Camus, qui sont en général complexes. Il a une compréhension de la philosophie de l’œuvre », juge-t-elle.

La jeunesse est-elle dans le collimateur des artisans de cette adaptation ? Pas tant, puisque Camus est déjà largement enseigné dans les écoles de la francophonie. C’est plutôt à un lectorat peu enclin, a priori, à se diriger vers des œuvres littéraires classiques que l’on souhaite donner accès à la pensée de l’écrivain. Questionnée pour savoir si son grand-père, disparu en 1960, aurait apprécié cette démarche, Élisabeth Maisondieu-Camus hésite à se mouiller, d’autant plus qu’elle ne l’a pas connu de son vivant. « Si son sang coule dans mes veines, j’aurais tendance à dire qu’il aurait été heureux qu’un jeune du monde du manga et de cette génération [Ryota Kurumado est dans la jeune trentaine] s’intéresse à son œuvre et l’adapte sans faire de contresens. Je pense qu’il y aurait été ouvert », suppose celle qui verrait bien des pièces de théâtre du Prix Nobel de littérature subir le même traitement manga ; bien que rien ne soit encore officiellement lancé dans ce sens.

L’étranger

L’étranger

Kazoku-Michel Lafon

304 pages