Vulgaire, grossier, indigne de ses pères fondateurs. Le refrain est usé : l’humour québécois actuel ne saurait générer des rires qu’en s’en remettant au plus bas dénominateur commun. À la veille du gala Les Olivier, La Presse se demande pourquoi cette idée a à ce point la vie dure.

Que serait un début d’année sans une controverse que personne n’aurait su prédire ?

Le 16 janvier dernier, la chroniqueuse du Journal de Montréal Denise Bombardier s’élevait, avec son habituel sens de la nuance, contre ces « humoristes spécialistes d’une langue teintée de matières fécales, d’expressions sexuelles pornographiques et de gestes dont la violence symbolique devrait rester enfermée dans les égouts ».

Une inoubliable scène de flatulence tirée de l’émission de Prime LOL : Qui rira le dernier ? avait alors fait sortir la polémiste de ses gonds, une irritation faisant écho aux nombreux courriels que reçoit votre journaliste de la part de nostalgiques d’Yvon Deschamps et des Cyniques chaque fois qu’il a le malheur de signer un article au sujet d’un humoriste.

Mais une blague invoquant les sales fonctions propres au bas du corps est-elle forcément une blague facile ? « Se servir de la vulgarité comme d’un punch, ça, c’est facile. Mais une bonne joke de graine, c’est aussi dur à écrire qu’une bonne joke de politique », tranche l’humoriste Simon Delisle (en nomination dimanche dans la catégorie Auteur de l’année/Spectacle pour son travail auprès de Guillaume Pineault).

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Simon Delisle

« Est-ce qu’il y en a plus aujourd’hui qu’avant, des jokes sexu et scato ? Oui. Est-ce qu’elles sont toujours faciles ? Non », pense pour sa part l’humoriste et scripte éditrice de la cérémonie de dimanche, Justine Philie (nommée dans la catégorie du Numéro d’humour de l’année pour son apport au monologue La Fourche de Korine Côté). Elle a aussi collaboré avec Christine Morency (citée dans la prestigieuse catégorie de l’Olivier de l’année) à l’écriture de son spectacle Grâce, qui relate sans euphémisme plusieurs de ses expériences charnelles.

Parmi les artistes actuellement en tournée au Québec qui s’abreuvent à cette inépuisable source, nommons également Jo Cormier (qui consacre un jouissif passage d’Animal à l’échelle de Bristol ; vous googlerez), Sam Breton (cité deux fois dimanche), dont le spectacle Au pic pis à pelle se conclut par une anecdote de défécation dans un lieu n’ayant pas été conçu à ces fins, Eve Côté (citée dans la catégorie Capsule ou sketch radio humoristique de l’année), qui s’en donne à cœur joie dans le grivois, et Mariana Mazza, qui a érigé son vagin au statut de muse.

Ça arrive, des blagues scato ou sexuelles gratuites, mais il y en a beaucoup qui portent un propos.

Justine Philie

Simon Delisle soumet un exemple tiré de son (excellent) spectacle Invincible, dans lequel il raconte avoir un jour vu au gym une armoire à glace s’échiner à pousser de la fonte avec une intensité l’ayant empêché de garder le plein contrôle sur ses sphincters.

« Ce qui me fait rire, là-dedans, c’est un peu le gars qui se chie dessus, oui, mais c’est surtout l’orgueil masculin. C’est ça qui est drôle », explique-t-il. « Plus le référent d’une joke est clair, plus l’image rentre vite dans le cerveau du public. Et quand on parle de pet ou de sexe, tout le monde a le référent. C’est l’autobahn des jokes. »

L’imperfection subversive

Le professeur au département d’études littéraires de l’UQAM Antonio Dominguez Leiva le rappelle : l’intérêt de notre espèce pour ce type d’humour ne date pas d’hier. « Dès l’Antiquité gréco-romaine, note-t-il, on trouve des représentations scatologiques. »

Et c’est sans compter le plus grand dramaturge anglais, chez qui se cachait un adepte de jeux de mots épicés. « Un homme peut briser une parole avec vous, monsieur, une parole n’est que du vent, et il peut vous la briser en face ; pourvu qu’il ne la brise pas par-derrière », lance Dromio d’Éphèse dans La comédie des erreurs (écrite à la fin du XVIsiècle), un exemple parmi tant d’autres de ce genre de répliques, nombreuses dans le théâtre d’un certain Shakespeare.

Selon le grand théoricien du carnavalesque Mikhaïl Bakhtine, « la vision du monde de la culture populaire est reliée à une inversion de la hiérarchie du corps instaurée notamment par l’Église et par l’affirmation du bas corporel, en opposition à ce qui était considéré comme noble et spirituel par la culture aristocratique et bourgeoise et qui était situé dans le haut du corps », rappelle Antonio Dominguez Leiva.

Dans une société où l’emprise de ces valeurs n’est plus aussi serrée, l’humour fécal aurait néanmoins encore une teneur subversive, mais pour d’autres raisons. « Compte tenu du culte du corps performant et désirable qui est aujourd’hui très dominant, tout ce qui est scato redevient un peu tabou », avance le professeur.

Plus on veut des corps parfaits, plus l’expression de ce qui est considéré comme pas noble redevient la source de malaise, et l’humour sert entre autres à dénouer ces malaises.

Antonio Dominguez Leiva, professeur au département d’études littéraires de l’UQAM

Finie la bienséance

Pour Justine Philie, les femmes qui osent puiser leurs sujets dans la salle de bain ou la chambre à coucher seraient victimes d’un indécrottable deux poids, deux mesures.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Justine Philie et Christine Morency

« On ne donne pas le droit aux femmes, et encore moins à une femme qui a le physique de Christine Morency, d’être aussi crues que leurs collègues masculins, et c’est en ce sens-là que sa présence sur scène a quelque chose de politique. Les blagues sexuelles ont quelque chose de libérateur et de féministe pour les femmes parce que l’on continue de s’attendre de leur part à une sorte de bienséance. »

L’importance des soirées dans les bars a sans doute aussi contribué à délier les langues chez les humoristes qui sont aujourd’hui une majorité à y étrenner leurs numéros, avance Simon Delisle. Dans un contexte où la télé joue un rôle moins déterminant qu’avant dans l’émergence d’une carrière comique, nul besoin de policer son langage afin de plaire aux diffuseurs.

Le bon vieux temps

L’humour québécois, c’était donc ben mieux avant ? « Les gens qui disent ça ne consomment visiblement pas beaucoup d’humour », répond Justine Philie en célébrant une offre plus plurielle que jamais. « La nostalgie qu’on a pour le passé de l’humour concerne quelque chose de très précis. »

Comment en effet ne pas souligner qu’à l’époque où Yvon Deschamps triomphait à la Place des Arts, les Roméo Pérusse, Claude Blanchard et Ti-Gus et Ti-Mousse pratiquaient un humour non seulement égrillard, mais parfois lesté de graves préjugés envers les minorités ?

Comment aussi ne pas ajouter qu’une flatulence, par la surprise qu’elle provoque, a quelque chose de profondément incongru et donc de profondément drôle ? « Des fois, une joke de pet, c’est juste une joke de pet, conclut Justine Philie. Et c’est très correct comme ça. »