Le quatrième show des Denis Drolet, certainement leur plus abouti, s’ouvrait sur un arc-en-ciel à l’envers, comme une prémonition bizarre. Dans l’introduction, ils détaillaient toutes ces petites choses qui n’allaient pas très bien dans le monde et nous invitaient à prendre une pause pour se replonger en enfance, « en attendant le beau temps » (le titre du spectacle). Ils disaient même : « Un moment donné, il va ben finir par arriver quelque chose de bon », et puis… la pandémie est arrivée, précisément à la fin de leur tournée, et les arcs-en-ciel se sont multipliés.

« Je pense qu’on a eu un feeling cosmique et on n’était pas au courant, concède Vincent Léonard (le Denis à palettes). On s’en allait faire notre dernier show, avec une soirée au restaurant avec les amis, et la veille, il a été annulé. Ça s’est fini de même. »

« On n’a jamais pu faire le vrai dernier show », dit Sébastien Dubé (le Denis barbu).

PHOTO FOURNIE PAR RADIO-CANADA

Les Denis Drolet (Sébastien Dubé et Vincent Léonard) dans leur dernier spectacle, En attendant le beau temps

La complicité très fusionnelle des Denis Drolet n’a jamais été aussi forte que dans ce spectacle réglé au quart de tour qui est maintenant offert sur l’Extra de Tou.tv. Dans ma critique enthousiaste en 2018, parce que ce spectacle m’avait fait un bien fou, j’avais écrit qu’il s’agissait de « la bromance de l’année ».

On le dit souvent, l’humour très particulier des Denis, un humour sans queue ni tête de gamins tannants, ne s’adresse pas à tout le monde, mais pour ceux à qui il s’adresse, c’est de l’or en barre. S’ils ne font pas de l’humour engagé, les Denis sont profondément engagés dans leur style bien à eux, et ils n’ont pas fait de concessions pour ce show. « Nous l’avons conçu dans un esprit plus libre que jamais, explique Vincent. On s’est dit : OK, on est les Denis Drolet, les gens l’ont pigé depuis des années, c’est assez, on n’a plus besoin de donner des pistes. On est ce qu’on est et on l’assume, et on va faire ce qu’on aime parce que de toute façon, on n’ira pas chercher plus de public. »

La motivation était d’être en plein contrôle de notre humour et d’y aller à fond. Et notre idée quand on écrivait, en voyant les problèmes environnementaux et politiques, était que tout était tellement flyé que les Denis Drolet n’étaient peut-être pas si weird que ça…

Vincent Léonard, des Denis Drolet

Des gars de famille

Comment ces deux amis d’enfance qui ont à peu près tout fait ensemble ont-ils vécu le confinement ? C’est bien la première fois qu’ils ont été séparés aussi longtemps. « À part la fois en troisième année où on a eu un petit malaise de deux semaines », se souvient Vincent. « On s’est vus juste une fois, ajoute Sébastien, quand je lui ai vendu des speakers. C’est tellement Denis, ça… » Ils avouent avoir beaucoup d’empathie pour les ados qui sont privés de leurs amis en ce moment, parce que l’amitié est précisément ce qui les a construits, et qui a mis au monde les Denis Drolet.

Mais le Denis barbu et grognon estime avoir vécu du bon là-dedans. « Pour moi, ce n’était pas si pire, mais Vincent est plus hypocondriaque. On a pu avoir plus de temps en famille, sauf que ça nous a quand même freinés. On s’est vraiment mis sur pause, on n’avait pas la tête à écrire. On était troublés par tout ça. Mais on voit que ça revient et que… [gros soupir] ça va bien aller. »

Les Denis Drolet soulignent qu’ils sont vraiment des gars de famille et que s’ils ne se sont pas vus, c’était pour protéger leur entourage. « Mon constat est qu’on n’était plus capables d’écrire parce que tout ça est bien plus absurde que les Denis Drolet, note Vincent. À l’image de ce qu’on voulait projeter dans notre show, c’est l’arroseur arrosé. Tout est weird, des arcs-en-ciel dans toutes les fenêtres, du Purell partout, des files pour aller acheter de la gomme, c’est la folie furieuse, et moi, au début, j’ai été vraiment dans l’anxiété. Mais avec la famille et les enfants, j’ai trouvé des points positifs. On s’est mis à avoir du fun, à développer de nouvelles aptitudes, j’étais en train d’intégrer cette vie-là et ça me faisait du bien. Mais depuis deux ou trois jours, c’est le déconfinement qui est très anxiogène pour moi. Je me projette dans un monde qui, dans deux mois, va être revenu au même point. J’ai un feeling qui me dit qu’on déconfine trop vite. »

En attendant la beauté de la scène

Sébastien confirme que, de plus en plus, ses collègues humoristes s’ennuient cruellement de la scène. « De faire rire, d’avoir ce contact. On ne se rend pas compte à quel point ça “drive” notre vie et le manque commence à se faire sentir. »

Comme les Denis Drolet arrivaient à la fin de leur tournée quand tout s’est arrêté, ils seraient en ce moment, de toute façon, en écriture – ils comptent plancher sur leur projet de dessins animés. Dans ce contexte, ils se sentent privilégiés et n’ont pas l’intention de se tourner vers le numérique, puisqu’un show d’humour se construit avec le rire du public. « Personne ne tripe, 95 % des humoristes ne veulent pas faire ça, on va attendre, tant qu’à ça, explique Sébastien. On peut faire une série web, mais on ne fera pas de stand-up sur Zoom, pas sûr que c’est le bon flash en ce moment. On parle de salles réduites en juin, on est ben excités, mais à quel point ça va être vraiment “space”, dans des demi-cabarets avec du monde dispersé portant des masques ? »

« En même temps, poursuit Vincent, quand ils parlent de se réinventer, je trouve intéressant de voir la relève qui travaille d’arrache-pied pour trouver des idées pour ne pas perdre le momentum. Parce que tsé, il y a un moment dans ta carrière où tu te dis : “J’y suis quasiment, j’arrive à une espèce de notoriété.” Nous, on a eu la chance de faire ce métier concrètement depuis 20 ans, on est capables d’attendre que ça revienne. »

C’est génial de voir des gars comme Arnaud Soly qui sortait son one-man-show, et qui a réussi à revirer ça à son avantage. Ils sont dans un autre mode que nous, ils ont faim, et ils se disent que non, ils ne perdront pas ça. Je leur lève vraiment mon chapeau.

Sébastien Dubé, des Denis Drolet

Quant à l’aide de 400 millions de dollars du gouvernement pour les arts, Vincent trouve que si l’argent est important, bien sûr, il est tout aussi important d’écouter les gens du milieu des arts vivants qui ont une expertise pertinente et qui pourraient trouver des solutions. « C’est mélangeant pour les gens, qui pensent que cette somme va servir à tout le monde. Moi qui ne suis pas très engagé, j’ai signé la pétition. Il y a beaucoup de zones nébuleuses et de désinformation qui font que les gens se font tous une tête et vont penser qu’on est extrêmement gâtés. Mais essentiellement, les artistes, que ce soit de la danse, du théâtre ou de l’humour, on est des boules d’émotions et on est surtout là parce qu’on a le goût de vivre de notre art et de le propager, comme une sorte de médecine qui apaise les moments lourds. »

En attendant le retour du beau temps sur les scènes du Québec, il y a le spectacle des Denis Drolet, un excellent médicament, qui a fait ses preuves sur leurs fans. Ça me frappe lorsque je pense à la pièce musicale de la fin, quand ils chantent « en attendant le beau temps/on est retombés en enfance/on pourrait se donner une autre chance/avant que tout ça s’arrête pis que les vrais fous prennent le contrôle… » Les Denis Drolet, qui ont toujours été hors du temps, semblent avoir mystérieusement flairé l’air du temps, bien malgré eux.

En attendant le beau temps des Denis Drolet, sur l’Extra de Tou.tv. La première partie du spectacle a été présentée dimanche sur ICI Télé et la deuxième partie sera diffusée le 14 juin à 21 h.