« Filmez-moi pas, mon père pense que je suis médecin. »

Ce genre de blague de la part de jeunes humoristes noirs ou arabes, je l’ai entendu deux ou trois fois lors des soirées de l’Ethnic Show au Bootlegger ou des Bad Boys du rire au Ti-Agrikol. Chaque fois, elle touche la cible auprès de spectateurs qui y reconnaissent les exigences de leurs parents, convaincus qu’on se taille une place dans la vie en suivant un chemin sérieux.

Mais pour ces artistes avides de se faire connaître, l’humour est le sésame d’une carrière au Québec. Parce que tout passe par l’humour ici. Sauf que ce n’est pas encore gagné pour les minorités visibles. Comme l’a dit Erich Preach un soir, « ici, on aime la diversité… sauf à la télé ! », et le public a éclaté d’un rire unanime qui voulait tout dire.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Les humoristes Erich Preach et Oussama Fares

Or, plutôt que de se plaindre du manque de diversité en humour, ces humoristes construisent avec acharnement une scène parallèle qui gagne sans cesse en popularité. Des soirées de micro ouvert où ils cassent des blagues qu’eux seuls peuvent offrir. Une blague comme : « Vous savez quel est le mot arabe pour dépression ? Taxi Diamond. » Ce n’est pas parce qu’on rit que c’est drôle, mais voilà résumé en une phrase le drame actuel des chauffeurs de taxi écrasés par Uber.

Ici pour réaliser ses rêves

À 37 ans, Erich Preach est en train de s’établir solidement dans le milieu, après s’être fait connaître au sein du duo Aba & Preach dans des vidéos hilarantes regardées par des milliers d’abonnés. Ancien portier du Bordel, il a été encouragé dans le métier par Mike Ward, dont il fait actuellement la première partie du spectacle. Il anime avec son ami Aba les soirées de l’Ethnic Show.

De son côté, Oussama Fares, 25 ans, vient de se lancer dans une vocation qui, visiblement, le passionne. « C’était l’humour ou l’itinérance », dit celui qui anime les soirées Bad Boys au Ti-Agrikol, où j’ai d’ailleurs rencontré les deux humoristes pour discuter des enjeux de la diversité en humour.

« Ça fait juste deux ans que ma mère a arrêté de me demander quand j’allais retourner à l’école », confie Preach, qui a évité de justesse une carrière d’infirmier. « Chez nous, c’est médecin ou avocat – ingénieur, c’est arrivé récemment », réplique Oussama.

Ce dernier, qui a un style d’animation très rassembleur, demande à chaque spectateur sa profession ou ses études avant un show. C’est souvent révélateur : informatique, soins de la santé, boulangerie ou gardien de sécurité. « Ça, on est bons, les Noirs et les Arabes, comme gardiens de sécurité ! », souligne-t-il devant un public hilare à l’évocation de la surreprésentation dans ce boulot.

L’autre côté de la diversité, c’est qu’il faut se rendre à l’évidence qu’à la base, quand tes parents sont immigrants, c’est pas vers l’humour qu’ils vont te pousser. C’est pas une joke, c’est notre réalité.

Erich Preach

« Dernièrement, raconte Oussama, j’ai eu une querelle avec mes parents. L’image qu’ils ont dans la tête, c’est qu’on est venus ici pour avoir une bonne éducation. Mais c’est faux. On est venus ici pour réaliser nos rêves. »

Chercher des modèles

Les deux humoristes ne se voyaient pas représentés sur la scène très homogène qu’ils suivaient. Ils expliquent que les Arabes francophones sont souvent allés chercher leurs modèles en France, tandis que les Noirs se sont tournés vers les humoristes afro-américains. « Ce qu’il fallait faire, c’était de construire une scène qui se soutient », affirme Preach, qui a explosé de joie, enfant, lorsqu’il a vu Anthony Kavanagh.

« Quand Kavanagh a commencé, il était tout seul. Je veux créer un circuit, juste pour qu’on soit plus. Pendant que le jeune Tremblay faisait de l’impro et allait en option théâtre, moi, j’étais poussé à être un comptable ou un infirmier, dit Erich Je dois changer cette donne-là dans ma clique. »

Voilà qui explique aussi, selon eux, pourquoi il manque de filles humoristes dans leurs shows, une critique qui leur est souvent adressée et une situation qu’ils tentent désespérément de corriger. « Il y a tellement de place pour elles si elles veulent ! », insiste Oussama. Selon Preach, « c’est un problème de société plus général. On demande aux filles d’être belles, pas d’être drôles ». C’est pourquoi ils ont une grande admiration pour Mariana Mazza. « C’est vraiment la première humoriste qui vient du hood ! », lance Oussama. « Quand tu la regardes sur scène, tu te dis : “Ok, ça, c’est une fille qui s’est défendue au secondaire.” »

L’humour dit « ethnique »

Malgré tout, ce circuit est réellement en train de s’implanter. Les humoristes s’invitent les uns les autres aux différentes soirées et s’encouragent. « Il paraît que l’industrie de l’humour est saturée, mais pas chez nous, ça va très bien », souligne Oussama.

Il y a cinq ans, on était là tout seuls, séparés, et maintenant, il y a une saine compétition à savoir qui est le plus drôle.

Oussama Fares

Les humoristes à suivre ? Ils lancent pêle-mêle les noms de Jean-Michel Élie, Anas Hassouna, Renzel Dashington, Mibenson Sylvain, Ericson Alixsme, Dolino ou Charles Brunet. « C’est le futur », affirme Preach et, pour les avoir vus à l’œuvre, on le croit.

Ce qui est ironique, c’est que l’Ethnic Show est né, entre autres, parce que Preach s’était souvent faire dire par des organisateurs qu’ils ne voulaient pas trop d’humoristes de la diversité pour ne pas faire, justement, « ethnique ».

Mais Preach et Oussama ont une vision très élargie de l’ethnicité, qui englobe tout le monde. Dans leurs soirées, ils veulent des francos, des anglos, des filles, des gars, des gens de toutes les couleurs et des représentants de chaque lettre du sigle LGBTQI+. C’est ainsi qu’on a pu voir un Blanc francophone tester son premier numéro en anglais, un Arabe complètement queer qui semblait échappé du Cabaret à Mado, un Haïtien parler de sa façon de vivre avec les fusillades à Montréal-Nord ou des spectateurs touristes du New Jersey faire rire la salle parce qu’ils avaient entendu « fucking whore » quand Preach présentait un humoriste en le qualifiant de « fucking drôle ».

La surprise, parce qu’on ne sait jamais ce qui va se passer dans ces soirées-là, est leur plus grande force. Certains soirs, j’étais la minorité visible dans la salle – ce qui décuple le fun, à mon avis –, d’autres soirs moins, mais peu importe, tout le monde comprend les jokes parce qu’elles sont locales.

« Quand on y pense, ce que la plupart des gens font en humour, c’est de l’humour ethnique, dit Preach. Tu parles de ton ethnicité. Un homme blanc, c’est la norme, et les gens ne le voient pas comme une ethnie. Il n’a pas, comme moi, le fardeau de représenter une ethnie. »

« Et pourtant, coupe Oussama, un Québécois, quand il est en France, c’est lui, l’ethnie ! »

Preach et son acolyte Aba animeront le « block party » du 26 juillet sur la scène principale de Juste pour rire, tandis qu’Oussama présentera les meilleurs numéros des Bad Boys du rire à L’Astral et participera au show Extrémiss d’Anas Hassouna à Zoofest.

Juste pour rire n’a pas caché son intention de diversifier sa programmation et les principaux intéressés ne vont pas s’en plaindre, bien qu’ils estiment que l’invitation arrive avec du retard. « En fait, ils nous ont fait la fleur d’être mieux préparés qu’il y a cinq ans », lance Oussama avec un sourire. 

« Mais on va se le dire, c’est un move économique aussi, note Preach. Le move a été fait parce qu’il se fait partout, c’est une question de compétition et Juste pour rire n’est plus un monopole dans l’industrie. Il faut trouver une façon de diversifier les revenus et ils comprennent qu’il y a là un public à aller chercher. »

Un public qui mange déjà dans leurs mains et qui est celui de demain, c’est certain.

Aba & Preach, sur la scène principale de Juste pour rire le 26 juillet à 19 h 15 et à 21 h 15, dans le cadre de Juste pour rire. Avec Christine Morency, Eddy King, Gino Durante, Trixx, Andrew Schultz, Swing Riot Urban Science XL

Extrémiss, animé par Anas Hassouna, les 22 et 23 juillet à 20 h au Théâtre Jean-Duceppe, dans le cadre de Juste pour rire

Les Bad Boys du rire, les 18 et 19 juillet à 22 h 30 à L’Astral, dans le cadre de Zoofest