Paul Auster, Bernard Pivot et maintenant Alice Munro. Depuis deux semaines, cette chronique devient une nécrologie littéraire, mais ce n’est pas ma faute si une génération est en train de mourir, et je ne peux absolument pas passer à côté du monument qu’est Alice Munro, au Canada et dans le monde, même si elle n’est pas très lue au Québec, malgré son prix Nobel de littérature.

Et parlons-en, de ce Nobel, décerné en 2013, alors qu’elle avait annoncé sa retraite de l’écriture. Le premier remis à un écrivain canadien (si l’on omet Saul Bellow, né à Montréal, et naturalisé américain assez jeune), la 13femme seulement à le recevoir en 112 ans à ce moment-là, mais surtout la première écrivaine célébrée par l’Académie suédoise pour une œuvre entièrement consacrée à la nouvelle, une forme littéraire qui ne mène habituellement pas à la célébrité, malgré de grands noms comme Poe, Carver, O’Connor ou Tchekhov, à qui on l’a souvent comparée.

On aimait bien dire qu’elle était la « Tchekhov canadienne », mais comme tous les écrivains d’envergure, elle était une catégorie à elle seule.

Je peux vous dire qu’en 2013, à l’annonce du prix Nobel qu’on ne peut jamais savoir d’avance, ce qui pourrait nous aider à nous préparer (comme pour la mort, parfois), bien des journalistes culturels au Québec étaient mal pris, dans cette persistance des deux solitudes. Face au Nobel de Munro, fallait se revirer sur un dix cennes.

Alice Munro était une femme très discrète, à l’image de ses personnages, pas du tout une écrivaine médiatique et engagée publiquement comme Margaret Atwood, que nous connaissons mieux, un peu son miroir inversé. D’ailleurs, c’est très drôle quand j’y repense, mais Margaret Atwood avait écrit sur Twitter : « Alice, sors de derrière la remise et réponds au téléphone ! » parce que personne n’arrivait à la joindre, pas même le jury du Nobel qui a dû lui laisser un message sur le répondeur. C’est sa fille qui lui a appris la bonne nouvelle et, « submergée par la gratitude et la joie », elle avait accordé très peu d’entrevues, comme à son habitude.

J’ai appris, en lisant les articles qui sortaient sur sa disparition à 92 ans, qu’elle luttait contre la démence depuis une dizaine d’années, ce qui explique probablement sa retraite de l’écriture, elle qui avait toujours vécu en retrait du monde littéraire, après une vie consacrée à faire la seule chose qu’elle savait faire selon elle : écrire. La même famille que Ducharme ou Blais, en somme.

Lisez « L’autrice canadienne Alice Munro s’est éteinte »

Son dernier recueil, intitulé Dear Life, paru en 2012 et traduit en 2014 par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso sous le titre Rien que la vie, se terminait dans les dernières pages sur une sorte de testament humble et succinct, comme ses nouvelles, où elle parlait de ses parents. De ce père qui « entrait en douceur dans les échanges de la conversation – il comprenait qu’il ne fallait jamais rien dire de trop particulier ». De sa mère, qui était « exactement à l’opposé. Chez elle, tout était clair, sonore, et destiné à attirer l’attention ».

Elle a peut-être retenu l’approche du père, et les aspirations de la mère, « à jamais inaccessible », celle à qui elle aurait voulu parler quand elle était jeune et dont elle a raté les funérailles, selon ce texte. « De certaines choses on dit qu’elles sont impardonnables, ou qu’on ne se les pardonnera jamais. Mais c’est ce qu’on fait – on le fait tout le temps. »

« Ce n’est pas un conte que j’écris, ce n’est rien que la vie », peut-on lire dans cette ultime nouvelle, qui, comme toutes celles que j’ai lues, réussissait chaque fois avec une grande économie de mots à toucher la cible, non sans une pointe d’humour ou d’ironie, qui raffinait la précision. Dans la douleur ou la révélation, souvent les deux.

« Elle n’avait pas besoin de s’encombrer de la grosse machine du roman, elle avait ce don-là », me confie l’écrivaine Dominique Fortier, jointe à Paris.

« Ce n’était pas son personnage qui attirait, c’était une dame toute tranquille, qui a passé sa vie dans la campagne ontarienne, et qui a écrit pendant 50 ans. Une œuvre qui dure sur cinq décennies, jamais désuète ou dépassée, et qu’on lira dans 50 ans. Une de ces écrivaines chez qui ça me frappe, ce souci constant de parler de la vie des femmes, a priori des personnages qui ne sont pas de grandes héroïnes tragiques, ou des rebelles. On a l’impression que ça pourrait être nos voisines qui vivent des drames, des souffrances ou des fulgurances. »

Dominique Fortier a découvert Alice Munro dans un cours à McGill d’Yvon Rivard, qui expliquait que « le plus petit contient le plus grand ». « Alice Munro est un exemple parfait de ça. Dans ses nouvelles, on dirait qu’en surface, il ne se passe presque rien alors qu’en fait, ce sont des moments cruciaux dans la vie des personnages, des moments de bascule, mais ça va se manifester un peu comme à la surface d’un étang, par trois ou quatre rides, alors que sous la surface, c’est comme un naufrage qui est en train d’arriver, ou quelque chose qui est en train de naître. »

Pour Nadine Bismuth, Alice Munro est une grande nouvelliste, « parce que pour chaque personnage, pour chaque histoire, elle aurait pu faire un roman », dit l’autrice du recueil Les gens fidèles ne font pas les nouvelles. « Et pourtant, en 30 pages, tout tient, tout est contenu, tout est là. »

En apprenant sa mort, elle a contacté le réalisateur Podz, avec qui elle a travaillé il y a environ 15 ans à l’adaptation pour le cinéma d’une nouvelle de Munro, un projet qui ne s’est jamais concrétisé, l’un des regrets de sa vie maintenant que Munro n’est plus.

« Ces femmes qui ne vont pas crier quoi que ce soit de très revendicateur, ça représente aussi sa génération, estime-t-elle. Elles quittent, mais elles quittent en silence. Elles sont capables de faire des gestes qui vont leur apporter une certaine liberté. Tout est vécu de l’intérieur au lieu d’être des gestes d’éclat. »

« Elles ont des élans et des soifs qui sont universelles », résume Dominique Fortier. Et j’ai l’impression d’entendre Marie-Claire Blais, qui était de la même génération que Munro, à qui je souhaitais tellement le Nobel.

Ces femmes-là ont tellement encore à nous apprendre. On s’en rend compte à mesure qu’elles disparaissent, après avoir voulu écrire ce que les femmes avant elles ne pouvaient pas dire. Elles incarnent, dans les éloges tardifs, le fait qu’écrire n’est pas un concours, mais une conquête.