J’ai lu les commentaires que vous avez envoyés à mon collègue Jean Siag qui font état des raisons pour lesquelles vous allez moins ou plus du tout voir des spectacles. Toutes vos raisons sont bonnes.

Mais permettez-moi de retourner la crêpe et de tenter de voir l’angle mort de ce changement.

Vous ne trouvez pas étrange que l’univers du numérique soit si facilement montré du doigt pour justifier divers chamboulements de notre époque, notamment la crise qui secoue les médias, mais qu’il soit si peu évoqué pour expliquer pourquoi on a moins envie de voir une pièce de théâtre, un spectacle de danse ou de musique ?

Soyons réalistes, nous sommes entourés d’une foule de moyens technologiques qui ont comme fonction d’assouvir notre besoin de divertissement.

On veut regarder un film ? Hop ! c’est réglé ! On veut lire un livre ? Hop ! c’est réglé ! On veut se taper une série en rafale ? Hop ! c’est réglé ! On veut s’adonner à un nouveau jeu ? Hop ! c’est réglé !

On va se le dire : la pandémie a fait de nous des ours en hibernation. Nous avons découvert collectivement les bienfaits du cocon au moment même où les technologies changeaient notre rapport aux « arts de la scène traditionnels », je dirais même notre façon de ressentir les émotions.

Ces technologies nous offrent de nouvelles perceptions. Pire, elles ont transformé notre rapport avec les autres.

Bien sûr qu’après le confinement, nous avons été comme des chiens qui sortent d’une voiture après deux heures de route. La queue frétillante, nous nous sommes rués dans les théâtres et les salles de cinéma.

Mais un peu comme lorsqu’on revoit un ami ou une amante après 25 ans, nous nous sommes dit que certaines choses avaient changé, que nous avions changé. Et nous sommes retournés aux offrandes des technologies et au confort de notre divan.

Bref, les motifs que nous invoquons aujourd’hui pour ne plus sortir sont des prétextes. Oui, il est vrai qu’une soirée au spectacle peut coûter la peau des fesses (billet + repas + gardienne + stationnement). Oui, c’est difficile de se botter le derrière pour aller voir une pièce prévue à l’horaire depuis des mois alors qu’on a entendu des rumeurs tièdes à son sujet. Oui, c’est devenu une mission digne de James Bond de trouver une place de stationnement au centre-ville de Montréal.

Le télétravail n’arrange rien ! On passe la journée à la maison et, vers 18 h 30, on doit quitter son pantalon de jogging et s’engouffrer dans une voiture ou un autobus pour retrouver un ami devant un théâtre un soir de février à -12. Il faut de l’envie pour faire ça !

Je sais que mes propos ne seront pas appréciés par les directeurs de théâtre et producteurs de spectacles. On préfère ne pas entendre cela. Mais cette réalité est l’éléphant dans la pièce.

Ce que nous vivons en ce moment n’a rien à voir avec la pandémie. Cette révolution a commencé bien avant l’avènement de la COVID. La pandémie n’a fait que cristalliser cette situation.

Et qu’est-ce que cela veut dire pour ceux qui tiennent les rênes des arts vivants ? De trouver des moyens pour redire au public que ça vaut la peine de quitter son foyer pour aller dans une salle obscure.

Vous vous souvenez de la réaction des gens « du milieu » qui ont été choqués d’entendre l’ex-ministre Nathalie Roy dire en pleine pandémie qu’il fallait « se réinventer » ? Eh bien, c’est exactement ce que font actuellement ceux et celles qui dirigent des théâtres et des maisons de la culture.

Un directeur artistique d’un théâtre me disait que tout le monde en ce moment a une profonde réflexion sur ce qu’on devrait faire pour attirer les gens dans les salles. Tout est scruté ! La nature des spectacles, les formules d’abonnement, les heures des représentations…

Il faut de la créativité ! Mais il faut aussi davantage d’aide de la part des gouvernements.

Pourquoi les 16-30 ans n’ont-ils pas de carte leur permettant de bénéficier d’un rabais substantiel dans tous les domaines des arts de façon permanente ? Pourquoi n’y a-t-il pas un véritable outil (une sorte de Pariscope) permettant aux visiteurs qui débarquent à Montréal de savoir exactement ce qui est à l’affiche au quotidien dans nos théâtres ? Pourquoi si peu de productions théâtrales partent-elles en tournée ?

Entre les jeunes qui fréquentent parcimonieusement les salles de spectacles et les plus vieux qui craignent (avec raison) de glisser sur les trottoirs glacés de Montréal en marchant du métro au théâtre, il y a un petit noyau de quadragénaires et de quinquagénaires que tout le monde s’arrache.

Chaque mois, une large part de ce noyau se dit que le budget qu’elle pourrait consacrer aux spectacles sert à payer les abonnements des cinq ou huit plateformes qu’elle consomme.

Cette situation ne peut plus durer.

Pour le moment, ce qu’on entend beaucoup, c’est qu’il faut amener le numérique dans les arts. C’est sûr que de dire ça, ça fait le buzz. Mais ce qu’il faut, c’est simplement apprendre à amener les êtres humains dans les salles.

Les arts de la scène existent depuis 25 siècles. Je refuse de croire que les sensations qu’éprouvaient les Grecs de l’Antiquité vont disparaître avec notre civilisation.

Si oui, fabriquons vite des divans en béton !

Lisez le dossier de Jean Siag « Pourquoi vous ne sortez pas ? »