Le mois dernier, le cofondateur du vénérable magazine Rolling Stone Jann Wenner a suscité la polémique en défendant en entrevue au New York Times son choix de n’inclure dans son nouveau livre, The Masters (« les maîtres »), sur des légendes du rock and roll, que des hommes blancs.

Il a prétendu, au sujet des femmes autrices-compositrices-interprètes, « qu’aucune d’entre elles ne s’exprimait de manière suffisamment structurée intellectuellement », et que les musiciens noirs, Stevie Wonder notamment, ne « s’exprimaient pas au niveau » de Pete Townshend ou de Mick Jagger.

« Ce n’est pas que ce ne sont pas des génies créatifs. Ce n’est pas non plus qu’elles ne sont pas éloquentes. Mais essayez d’avoir une conversation approfondie avec Grace Slick ou Janis Joplin, a-t-il précisé. Vous savez, Joni [Mitchell] n’était pas une philosophe du rock and roll. À mon sens, elle ne répondait pas à ce critère. Ni par son travail ni par les autres interviews qu’elle a données. Les personnes que j’ai interviewées étaient des philosophes du rock. »

Wenner, 77 ans, aurait très bien pu se contenter d’affirmer que son livre s’intéresse à des artistes dont il est proche ou avec qui il partage certaines affinités, voire une philosophie. En l’occurrence, Bob Dylan, John Lennon, Bono, Jerry Garcia, Bruce Springsteen, Pete Townshend et Mick Jagger.

Wenner a préféré déclarer qu’a contrario, aucune femme ni aucun homme noir vivant n’était intellectuellement à la hauteur de critères d’éloquence qu’il a lui-même établis arbitrairement. Ce qui s’apparente aux définitions du racisme et de la misogynie.

Devant le tollé, Wenner a fini par s’excuser, mais le mal était fait. Il a été exclu du conseil d’administration de la fondation du Temple de la renommée du rock and roll, dont il a été président jusqu’en 2020.

PHOTO MIKE COPPOLA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Après ses propos, Jann Wenner a été exclu du conseil d’administration de la fondation du Temple de la renommée du rock and roll, dont il a été président jusqu’en 2020.

L’ancien éditeur du Men’s Journal, autre magazine qu’il a fondé, savait très bien ce qu’il faisait en répondant ainsi aux questions du New York Times. « Pour une question de relations publiques, j’aurais peut-être dû inclure un artiste noir et une artiste femme, pas à la hauteur de cette norme historique, juste pour éviter la critique, a-t-il déclaré en entrevue. J’ai eu l’occasion de le faire. Peut-être que je suis vieux jeu et que je m’en fiche. »

Peut-être aussi que Jann Wenner est aveuglé par ses privilèges au point de prendre ses préjugés pour des réalités. Peut-être qu’il tient tellement ses privilèges pour acquis qu’il s’est imaginé protégé par une forme d’immunité. Peut-être que pour lui, il n’y a que la rectitude politique qui puisse justifier – quelle hérésie ! – qu’une femme ou un homme noir se retrouve à égalité intellectuelle avec un homme blanc.

Peut-être qu’il n’a pas compris que l’impunité du boys club n’est plus totale, que l’arrogance et la bêtise de ses propos, qu’il confond avec de la résistance à la bien-pensance, n’est plus aussi socialement acceptable qu’au siècle dernier. Je serais curieux de savoir à quel point il se fiche que sa réputation soit ternie par ses inepties…

Ce qui semble évident, en revanche, c’est que la nouvelle direction du magazine Rolling Stone est loin de s’en ficher. Lundi, dans une vaste opération de relations publiques et une entreprise sans précédent de rétropédalage, le magazine que Wenner a cofondé en 1967 à 21 ans – et qu’il ne dirige plus depuis 2019 – a souhaité se distancier, en bloc, de ses propos controversés. Et pour cause. C’est non seulement la crédibilité du magazine, mais son avenir qui est en jeu.

Lisez l’article du Rolling Stone (en anglais)

Depuis la fondation du périodique, les « héros du rock » qu’il a mis en vedette ont été pour la plupart des hommes blancs, reconnaît dans un éditorial son rédacteur en chef actuel, Noah Shachtman. « Pendant des décennies, Rolling Stone s’est accroché aux croyances et aux œillères culturelles de ses débuts baby-boomer, écrit-il. […] La misogynie et le racisme de l’époque de sa fondation ont duré longtemps. »

Shachtman n’est pas le seul à tenter de faire la démonstration que Rolling Stone fait aujourd’hui table rase du passé. Des journalistes du magazine ont aussi écrit lundi qu’ils n’ont « pas été surpris » par les déclarations de Jann Wenner, tellement l’ancien éditeur incarne les dérives du boys club tout en perpétuant l’idée, fausse, que les fondations du rock n’appartiennent qu’à des hommes blancs comme lui.

« Je vois la couverture excessive de Taylor Swift, Selena Gomez et Harry Styles, et je me dis qu’on pourrait en faire davantage pour mettre en lumière des artistes noirs avec la même ferveur », écrit Ernest Owens, qui se définit comme un journaliste noir, queer et millénial.

La question se pose : parlerait-on autant de Taylor Swift si elle était noire, plutôt qu’une jeune femme blonde aux yeux bleus, l’archétype de ce qui est séduisant en Occident, dans un monde médiatique dominé par des hommes blancs ?

« Si la vie des Noirs compte, alors la culture noire doit aussi compter », soutient la Black Rock Coalition, dans un texte de Rolling Stone qui condamne les propos de Jann Wenner et rappelle que la contribution afro-américaine au rock ne se limite pas à Jimi Hendrix.

On ne s’en douterait pas en survolant les célèbres pages couvertures du magazine depuis ses débuts. Les artistes qui y ont été célébrés ont le plus souvent été à l’image de Stillwater, le groupe fictif du film Almost Famous de Cameron Crowe, collaborateur du magazine dès l’adolescence. « Wanna see my smiling face on the cover of the Rolling Stone », chantait Ray Sawyer il y a 50 ans. Son souhait a été exaucé le mois suivant, contrairement à celui de bien des femmes et artistes issus de minorités.

Aujourd’hui, Rolling Stone, qui a perdu beaucoup de son lustre et de sa pertinence bien avant les frasques de Wenner, tente de rattraper le temps perdu, en faisant une plus grande place au hip-hop, en embauchant des journalistes racisées et en publiant des articles comme cette récente « Liste des 50 meilleurs albums de rock latino-américains ». C’est du reste Olivia Rodrigo qui est en couverture de sa plus récente édition.

IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DU MAGAZINE ROLLING STONE

Olivia Rodrigo à la une du magazine Rolling Stone

Est-ce trop peu, trop tard ? Peut-on corriger une erreur historique à coups de mea culpa, lorsque la vérité honteuse de la philosophie de son magazine rock – pour revenir aux « philosophes du rock » – éclate au grand jour ? Peut-on sauver une maison de la ruine en repeignant sa façade, alors que sa fondation s’effrite et que des termites ont fragilisé sa charpente depuis des décennies ?

À défaut de s’en ficher, peut-être aussi que Rolling Stone est fondamentalement trop « vieux jeu » pour s’adapter à son époque. Il a au moins le mérite de tenter le coup.