Elles étaient presque gênées que j’aie pensé à elles. « Il ne faudrait pas oublier toutes nos amies ! On les aime ! » Sarah Mannering, Fanny Drew et Geneviève Dulude-De Celles ont fondé en 2012 la boîte de production Colonelle Films, dans le but de faire entendre et découvrir de nouvelles voix du cinéma québécois.

Les productrices font partie d’une cohorte de jeunes femmes milléniales qui sont désormais à la tête d’entreprises dans un secteur qui a longtemps été, et est toujours, dominé par des hommes. Les choses changent. On pourrait presque parler d’un changement de paradigme en voyant tous les films réalisés et produits par des milléniales qui prennent l’affiche ces jours-ci, rayonnent dans des festivals internationaux et offrent autant de nouveaux regards sur notre société.

En rencontrant le trio dans ses bureaux de la Petite Italie, j’ai constaté que cette « révolution tranquille » se faisait dans la collégialité, l’émulation et la collaboration. À l’image de l’esprit de communauté de leur génération, que l’on a pourtant souvent décrite comme individualiste.

Il y a vraiment beaucoup de jeunes boîtes menées par des femmes. Si on parle des milléniaux, je pense que c’est plus difficile d’identifier des producteurs que des productrices. Il y en a plein ! On est très proches de nos pairs. Il y a vraiment une sorte de sororité.

Sarah Mannering

Lorsqu’une collègue a un problème, il n’est pas rare qu’elle appelle chez Colonelle, remarque Fanny Drew. Et vice-versa. « Un point fort de notre génération, c’est qu’il y a vraiment un grand sentiment d’entraide, dit-elle. Il n’y a pas de notion de compétition. On est des alliées, même si on travaille toutes pour la même pointe de tarte. »

– Serait-ce un cliché de dire que c’est un trait plus féminin de ne pas être dans la compétition ?

Elles se mettent à rire. « On va te laisser le dire ! », remarque Geneviève Dulude-De Celles. La cinéaste d’Une colonie et des Jours, documentaire sur une jeune femme atteinte d’un cancer du sein qui vient de prendre l’affiche, a étudié le cinéma avec Sarah Mannering, qui est une amie du secondaire de Fanny Drew (elles habitent aujourd’hui le même immeuble, avec la sœur de Sarah, Émilie, qui est cinéaste).

L’absence de compétition entre les jeunes boîtes de production dirigées par des milléniales est telle que plusieurs se partagent un administrateur commun et ne craignent pas d’ouvrir leurs livres les unes pour les autres.

Des cinéastes se promènent aussi d’une maison à l’autre, « en garde partagée ». Ariane Louis-Seize, dont l’excellent Vampire humaniste cherche suicidaire consentant, à l’affiche vendredi prochain et produit par Art et essai – une autre entreprise dirigée par des jeunes femmes –, a un projet de long métrage en développement chez Colonelle Films.

« Quand on a commencé il y a 10 ans, il y avait moins de femmes réalisatrices, rappelle Sarah Mannering. On a vécu ce tournant-là. Au début, quand on a commencé à avoir des subventions, on se faisait dire que c’était parce qu’on était des femmes et qu’il y avait des programmes spécifiques qui encourageaient ça. Maintenant, on commence à sentir les bienfaits de ces programmes. »

Des programmes qui ont été critiqués par certains au départ… en particulier par des hommes baby-boomers ou de la génération X qui craignaient de perdre leurs acquis.

« Il y a des réalisatrices qui se sont établies grâce à ces portes ouvertes, ajoute Sarah Mannering. Ça a permis de réajuster un peu les choses, mais on voit que les gros budgets vont encore aux hommes. »

Selon le plus récent rapport annuel de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), 15 des 21 films ayant obtenu une contribution au budget de plus de 1 million de dollars ont été produits par des hommes.

« On favorise encore, peut-être par biais inconscient, les producteurs hommes, remarque Fanny Drew. J’ai hâte qu’on puisse renverser la tendance. Et j’espère que notre génération le fera ! Combien de films devra-t-on faire pour en arriver à obtenir un budget de 2 millions ? On a produit cinq longs métrages chez Colonelle Films. C’est encore une barrière à franchir. »

Comment, selon elles, les films produits par des milléniaux se distinguent-ils de ceux produits par les générations précédentes ?

« On n’a pas trop peur des tabous et des sujets qui peuvent choquer », croit Fanny Drew.

C’est dans l’approche que c’est différent pour notre génération. Il y a des réflexions sur la manière d’aborder les sujets difficiles, de manière nuancée, avec une certaine délicatesse. On a tendance, dans notre génération, à penser aux conséquences de nos prises de parole. À se demander ce qu’elles auront comme impact.

Fanny Drew

Elle donne l’exemple de Quitter la nuit de Delphine Girard, qui traite de manière tout sauf manichéenne d’agression sexuelle. Colonelle Films a coproduit cette œuvre subtile et percutante qui a remporté le mois dernier le Prix du public de la section Giornate degli autori de la Mostra de Venise.

Leur génération ne dit pas « Fuck off ! Les consultations, c’est pour les syndicats », comme le vénérable cinéaste du Déclin ? Elles rient… Il n’y a pas, dans leur génération, de polémique autour des « lecteurs sensibles » ?

« On fait beaucoup relire les scénarios », confirme Geneviève Dulude-De Celles, en riant. La productrice et cinéaste cite en exemple la démarche de Pier-Philippe Chevigny pour son récent film Richelieu, qui a remporté vendredi le prix Bayard du meilleur premier long métrage du Festival de Namur, en Belgique. « C’est un homme blanc qui est conscient de son privilège et qui se demande : qui raconte ? pour bien le faire. »

« Il y a une volonté d’être à l’écoute chez les hommes aussi », dit Geneviève Dulude-De Celles à propos de Chevigny ou encore de Pascal Plante (Les chambres rouges). « Ils sont du type masculin très sensible. Ce ne sont pas des gros machos qui revendiquent le pouvoir ! »

Richelieu a été produit par Le Foyer Films, une compagnie fondée par Geneviève Gosselin-G. Les chambres rouges a été produit par Dominique Dussault, présidente de Nemesis Films. Toutes deux ont en commun d’être des milléniales…

« En ce moment au cinéma Beaubien, il n’y a que des films québécois à l’affiche. Les genres sont très diversifiés et c’est plus engageant pour le public. Il n’y a pas que des drames réalistes », remarque Geneviève Dulude-De Celles.

« Il y a quelque chose de vraiment inspirant qui se passe en ce moment. Je suis sorti des projections de Richelieu et des Chambres rouges et j’étais tellement énergisée ! Ça donne envie d’aller au cinéma et de faire découvrir le cinéma québécois. Et je ne dis pas ça parce que ce sont des films produits par nos amies ! »