Depuis longtemps, l’amoureux et moi préparons bien plus soigneusement notre programme de lectures que notre trousse de voyage pour les vacances, ce qui donne une idée de nos priorités. Nous oublions les chaussettes ou la crème solaire, mais nous partons chacun avec nos titres et nous finissons toujours par piger dans la talle de l’autre, parce que nous lisons deux fois plus à la campagne qu’en ville, lieu de toutes les distractions.

Quand nous passons au travers de nos listes, particulièrement les étés pluvieux, il ne reste plus alors qu’à nous tourner vers les livres qui dorment dans la bibliothèque. C’est à bout de ressources que j’ai parfois découvert des écrivains que je n’aurais jamais lus, sur des tablettes poussiéreuses de vieux chalets. Comme De la démocratie en Amérique, de Tocqueville.

Je sais que vous êtes friands de suggestions de lectures d’été, mais vous est-il arrivé de tomber sur un livre formidable et imprévu au programme, juste parce qu’il traînait et que vous n’aviez rien d’autre sous la main ? J’aimerais le savoir, racontez-moi tout.

Cette année, l’amoureux a enfin apporté Le monde selon Barney, de Mordecai Richler. Ça fait juste 20 ans que je le supplie de le lire, mais c’est une tête de cochon. Comme bien des Québécois, il ne connaissait de Richler que son apparition involontaire à l’émission humoristique Taquinons la planète des Bleu Poudre, quand le Québec francophone au complet le haïssait.

Il a tellement aimé ce roman qu’il s’est lancé dans la lecture des œuvres complètes de Richler. La preuve que j’ai toujours raison quand je recommande chaudement une lecture, ce que je ne manque pas de lui rappeler. De plus, le chanceux, il le découvre dans les nouvelles traductions de Lori Saint-Martin et Paul Gagné chez Boréal, car Richler a longtemps été lu dans la traduction française de France, pas mauvaise, mais qui contenait des aberrations, comme la Main qu’on a traduite par « la rue principale » ou Maurice « La fusée » Richard, que tout le monde appelait pourtant le Rocket.

J’ai découvert Mordecai Richler à sa mort, quand j’étais stagiaire à La Presse. Le mandat de couvrir sa disparition m’est tombé dessus et j’étais terrifiée, car je ne connaissais de lui que « l’ennemi de la Nation ».

J’avais acheté en panique son dernier titre publié, le Barney’s Version en question, et j’ai tellement ri que je savais que je venais de trouver un ami.

Il n’y a rien dans l’œuvre littéraire de Mordecai Richler qui m’a choquée – aucun roman de Richler n’est mauvais –, mais son œuvre est trop méconnue des francophones, sauf peut-être Rue Saint-Urbain qu’on daignait parfois imposer à l’école ou L’apprentissage de Duddy Kravitz parce qu’on en a fait un film (avec Micheline Lanctôt !).

Il faut lire Fils d’un tout petit héros, Le cavalier de Saint-Urbain, Salomon Gursky, Le monde selon Barney...

Comme Michel Tremblay, c’est l’un des plus grands écrivains de Montréal, qui d’ailleurs habitait pas très loin de chez nous quand il était enfant, à l’époque où le quartier était juif. Les Canadiens français sont des personnages secondaires dans son univers, comme les Juifs l’étaient dans le nôtre. Les prises de position médiatisées de Richler dans les années 1990 sur le nationalisme québécois et les lois linguistiques ont énormément choqué, mais avant ça, c’est beaucoup plus sa propre communauté qu’il énervait. On l’a traité d’antisémite et d’anti-Canadien avant de l’accuser d’être anti-Québécois – comme quoi il distribuait des claques avec une certaine constance. Ce serait dommage que cela éclipse son œuvre brillante, car s’il y en a un qui se foutait bien de l’establishment, qu’il soit WASP, juif ou québécois, c’est bien lui.

Pendant que j’avais envie de relire Le monde selon Barney parce que l’amoureux m’en parlait tous les soirs, la chicane entre l’écrivain Kevin Lambert et François Legault a éclaté sur les réseaux sociaux. L’auteur n’a pas apprécié la lecture que le premier ministre a faite de son dernier roman, Que notre joie demeure. « Critique nuancée de la bourgeoisie québécoise, des groupes de pression et des journalistes [qui] cherchent des boucs émissaires à la crise du logement », a écrit Legault dans une petite recension comme il aime le faire régulièrement. L’écrivain a remis les pendules à l’heure de façon raide : le premier ministre n’avait pas compris le message contre les privilégiés de ce monde dans ce roman, alors que nous sommes en pleine crise du logement.

Nombreux sont ceux qui ont reproché à Kevin Lambert son manque de reconnaissance envers le premier ministre qui lui faisait gentiment de la pub, tout en noyant le poisson. Les ventes du livre ont doublé, mais on est très loin d’une mise de fonds pour un condo, disons.

Cet accrochage me confirme une fois de plus que le Québec n’est pas encore prêt pour un Thomas Bernhard. Ce célèbre écrivain autrichien, l’un des plus connus dans le monde, auteur de Maîtres anciens, a passé sa carrière à attaquer son propre pays pendant que ses compatriotes persistaient à lui décerner des prix qu’il ramassait en les insultant. Depuis quand les écrivains doivent-ils être reconnaissants envers le pouvoir, quel qu’il soit ? Il faut avoir une idée vraiment misérable de la littérature et du rôle des écrivains dans la société pour penser cela, car ce n’est pas leur fonction, qui est plutôt de dire ce qui n’est pas dit, et qui ne peut être acheté par des éloges.

Le premier ministre peut bien faire partager ses goûts littéraires, et je trouve ça intéressant, mais les écrivains ne lui sont aucunement redevables pour ça, comme ils ne le sont pas envers la journaliste que je suis.

Enfin, les gouvernements, les critiques et les scandales passent. Il n’y a que les œuvres qui demeurent. Même sur une tablette poussiéreuse d’un vieux chalet perdu dans le bois.