On ne pouvait soupçonner la douleur que masquait ce sourire éclatant. Deviner la peur au ventre qui tenaillait Tina Turner. Sur scène à la fin des années 1960, les jambes qui frétillent frénétiquement, la robe à franges virevoltant, chantant River Deep – Mountain High de sa voix riche et rugueuse, si singulière.

Elle était en spectacle un bâton de dynamite. Une bombe, une tornade. Mais derrière ce trop-plein d’énergie – une énergie du désespoir ? – se cachait le drame d’une artiste exceptionnelle sous l’emprise physique et psychologique d’un mari violent, contrôlant, dictatorial. Toxique, comme on dit aujourd’hui.

La chanteuse américaine est morte mercredi des suites d’une longue maladie, a indiqué son agent. Elle habitait près de Zurich, en Suisse, avec son deuxième mari, Erwin Bach, un producteur de disques de 16 ans son cadet qu’elle a rencontré en 1985. Tina Turner avait 83 ans.

Son destin aura été lié, toute sa vie, aux violences qu’elle a subies aux mains de son premier mari, le guitariste Ike Turner, qui lui a donné son nom et quantité de coups. Assez pour qu’elle doive se rendre régulièrement aux urgences, pour des contusions, quand il ne s’agissait pas d’une fracture de la mâchoire.

PHOTO WIKIMEDIA

Ike et Tina Turner, en 1974

« Je n’ai pas eu une bonne vie. Les bons moments ne compensent pas les mauvais », disait-elle dans le très éclairant documentaire Tina, en 2021, film-testament dans lequel elle revenait sur l’impact des épisodes de violence conjugale dont elle a été victime dès le plus jeune âge.

Née Anna Mae Bullock à Brownsville, au Tennessee, en 1939, Tina Turner a commencé à chanter dans le chœur de l’église, puis professionnellement, alors qu’elle était encore à l’école secondaire, à St. Louis. Elle a été remarquée par Ike Turner en remplaçant une choriste au pied levé. Il l’a embauchée, épousée, puis a formé avec elle un duo pendant une quinzaine d’années.

Le Ike and Tina Turner Revue s’est fait remarquer d’un plus large public, au milieu des années 1960, en première partie d’une tournée des Rolling Stones en Grande-Bretagne et aux États-Unis, notamment grâce à sa version irrésistible de Proud Mary de Credence Clearwater Revival.

Le succès de leurs chansons de rock and roll, mâtinées de blues et de soul, était en parfait contraste avec l’échec de leur mariage. Le divorce avec ce cocaïnomane violent était inévitable. En 1978, Tina Turner est partie avec pratiquement rien, sinon le nom que lui avait donné son mari. Ike Turner, influent à l’époque, a tout fait pour l’empêcher de s’émanciper.

Après s’être confiée à la presse américaine sur ce qu’elle avait subi, Tina Turner a connu un passage à vide.

En raison de sa courageuse dénonciation de la violence conjugale, cette pionnière était devenue « radioactive » dans l’industrie du disque, de son propre aveu. Mais à 45 ans, un âge inhabituel pour se lancer dans une carrière pop, le phénix allait renaître de ses cendres.

Tina Turner était surnommée « la reine du rock and roll ». Ce qui est quelque peu ironique, dans la mesure où ce sont surtout des chansons pop aux arrangements de synthétiseurs des années 1980 qui en ont fait une superstar mondiale. Grâce à des succès comme Private Dancer, (Simply) the Best et What’s Love Got to Do with It, qui lui a valu en 1985 trois de ses huit prix Grammy (meilleur enregistrement, meilleure chanson, meilleure performance vocale pop).

Un sex-symbol avec sa tignasse de lionne, son blouson de jeans, sa jupe courte de cuir et ses talons aiguilles mettant en valeur le galbe de ses jambes. L’incarnation de la quarantenaire s’étant libérée de l’emprise de son mari violent pour mieux se définir et se réinventer.

Au cinéma, elle fut l’inoubliable Acid Queen de l’opéra rock Tommy des Who, porté à l’écran par Ken Russell, puis la reine postapocalyptique du troisième volet de la série Mad Max, Beyond Thunderdome de George Miller, l’occasion d’un autre succès en chanson, We Don’t Need Another Hero.

En 1986, Tina Turner a publié sa première autobiographie, I, Tina (Moi, Tina), qui a inspiré en 1993 le long métrage What’s Love Got Do With It, avec Angela Bassett dans le rôle de la chanteuse et Laurence Fishburne dans celui de Ike Turner. Un film qu’elle dit n’avoir jamais vu, de crainte de se replonger dans la période la plus sombre de sa vie. Une douleur profonde comme une rivière qu’elle aura réussi, malgré tout, à transcender grâce à sa musique.

Tina Turner en trois chansons

River Deep Mountain High. Le controversé producteur Phil Spector avait exigé que Ike Turner reste loin de ses studios pendant l’enregistrement de ce premier grand succès (qui a tardé à venir) de Tina Turner, en 1966.

(Simply) The Best. Le grand succès de l’album Foreign Affair (1989) est devenu l’une des chansons les plus populaires dans les funérailles et dans les évènements sportifs.

What’s Love Got to Do with It. Le plus grand succès de la carrière de Tina Turner, qui en a fait l’une des plus grandes stars de la chanson des années 1980, avec Michael Jackson, Whitney Houston et Madonna.