Le commandant Denis Caouette, anciennement responsable de l’unité antiterroriste de la police de Montréal, a eu le choc de sa vie en lisant La Presse samedi matin.

Le long portrait de l’auteur sans visage des séries Après, Piégés et Campus, c’était celui de son bon ami François Pagé, un grand voyageur connu sous le surnom de « The French Writer », qu’il a fréquenté comme consultant en gestion de crise au SPVM entre 2002 et 2014.

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Selon Denis Caouette, François Pagé, qu’il considérait comme son frère, est mort d’un cancer des os très souffrant au printemps 2014. « Il nous a dit qu’il était tombé malade après avoir respiré des cochonneries dans l’air de New York après les attentats du 11 septembre 2001, où il était en mission », se souvient Denis Caouette, 55 ans, qui a pris sa retraite en 2019.

À l’autre bout de l’autoroute 20, une ex-collègue de François Pagé au Service de police de la ville de Québec (SPVQ) a aussi avalé son café de travers. Le François Pagé décrit dans La Presse, solide gaillard, homme érudit et discret, écrivain talentueux, elle l’a côtoyé de 2007 jusqu’à sa mort au printemps 2014, alors qu’il conseillait la police de Québec sur les conséquences de potentielles catastrophes comme des émeutes, des explosions ou des désastres climatiques.

« Le projet K, pour affronter d’éventuelles crises, c’est lui qui était derrière ça. François était un bon ami. Mais il s’absentait souvent pendant de courtes périodes, il disait qu’il partait en mission humanitaire dans des camps de réfugiés partout dans le monde », raconte cette source qui travaille encore en milieu policier dans la région de Québec et qui se sent trahie par François Pagé.

Dans la Vieille Capitale, une des dernières fois où François Pagé a été aperçu vivant, c’était aux funérailles de l’ancien chef de police Serge Bélisle, en mars 2013. « François est arrivé en béquilles et il avait les doigts cassés recouverts d’attelles en métal. Il s’est poussé pendant le service, et on ne l’a plus jamais revu », confie un ancien haut gradé du SPVQ.

Un an plus tard, soit le 24 avril 2014, les proches de François Pagé ont reçu un courriel succinct qui annonçait sa mort « après avoir livré un très long combat » contre le cancer. « À la demande de François, je dois vous aviser de ne pas poser de geste pour rendre une forme d’hommage public ou de groupe à sa personne ou à son souvenir ou à son travail passé. Il tenait à ce que son décès passe sous silence sauf pour ses amis très proches », peut-on lire dans ce message électronique relayé à l’époque par une des rares confidentes de François Pagé.

Il n’y a donc pas eu de funérailles ni de service commémoratif. Et aucun avis de décès n’a été publié. Pour ses proches collaborateurs et amis, François Pagé est donc mort depuis plus de sept ans. Fin de l’histoire.

Sauf que non. Cette histoire digne d’une télésérie d’espionnage ne fait que commencer.

François Pagé, 61 ans, n’est pas mort. Il a inventé le chapitre mortuaire de sa vie en faisant preuve d’une imagination foisonnante similaire à celle qu’il déploie dans ses projets télévisuels. Un auteur qui scénarise sa propre mort, avec une quantité incroyable de détails, ça ne se voit que dans des films hollywoodiens, et encore.

Si François Pagé a réussi à ce que son scénario de mort annoncée ne s’effondre pas, c’est en grande partie grâce à sa plume efficace, inventive et agile. Tous les policiers qu’il côtoyait y ont cru et plusieurs ressentent aujourd’hui un mélange de colère et de stupéfaction.

Selon plusieurs témoignages recueillis pour ce reportage, François Pagé, hyper discret, n’invitait jamais personne chez lui, à Hatley, dans les Cantons de l’Est. Il ne parlait jamais de sa vie privée et limitait son cercle social. Et quand il voulait se confier, il correspondait par courriel, en privé, où il gardait le plein contrôle de la discussion, sans que son interlocuteur ne puisse lui poser de questions.

Par exemple, après l’annonce de son diagnostic de cancer des os à l’automne 2011, François a écrit ceci à une de ses amies qui souhaitait l’accompagner dans sa maladie : « Je suis maintenant dans le cycle des dernières fois. Ma dernière première neige, mon dernier Noël, ma dernière rencontre avec untel à qui je dissimule mon état de santé pour ne pas tronquer notre échange. La mort ne me fait pas peur, nous sommes deux vieux compagnons de route. Bien des fois, pas mal plus que vous ne le saurez jamais, elle m’a frôlé de sa robe, enjôleuse, tentant de me dire : viens te reposer, viens fermer les yeux sur tout ce que tu as vu et viens cesser de revoir cela nuit après nuit dans tes cauchemars. »

Même s’il a été atteint d’une forme grave de cancer, il n’y a jamais eu de dernières fois pour François Pagé, qui a conservé son vrai nom après sa fausse mort. Il n’a pas non plus quitté la grande région de Sherbrooke, où il a toujours habité. Bref, il ne s’est pas caché bien loin.

François Pagé a affirmé s’être ruiné en traitements expérimentaux aux États-Unis, notamment à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, pour soigner son cancer. Selon ce qu’il a divulgué à des camarades du SPVM, sa facture médicale aurait grimpé à un million de dollars, ce qui l’aurait forcé à vendre sa maison de Hatley pour déménager dans un demi sous-sol de Sherbrooke.

« Il me disait vivre dans une grande pauvreté. Pendant qu’il était dans un coma, il se serait même fait voler chez lui. Il avait gardé une boîte pour moi, qu’il voulait me remettre après sa mort. Je n’ai évidemment jamais reçu cette boîte », note Denis Caouette, ancien commandant au SPVM, qui doute maintenant de cette version des faits.

Après un passage chez Bell, où il a été monteur de lignes, puis affecté aux communications, François Pagé a fondé sa propre entreprise, Pagé & Compagnie, au début des années 1990. Pagé & Compagnie offrait des conseils en gestion de crise et en analyse de risques à des entreprises privées ou à des corps policiers. Du genre : quoi faire pendant une fusillade dans une salle de spectacles. Dans ce champ d’expertise, François Pagé était excellent, le meilleur des meilleurs. « Il nous a menés en bateau à propos de sa mort, mais ce qu’il nous a enseigné a été fort utile », insiste un ancien policier de la Ville de Québec.

C’est en proposant ses services de consultant en sécurité publique que François Pagé a notamment décroché des mandats au SPVM, au SPVQ et à la police de Longueuil. Il était reconnu pour sa rigueur, sa pertinence et la qualité de ses recherches.

En parallèle, François Pagé, qui se faisait aussi appeler Charlie et Tembo, écrivait de façon compulsive, notamment des récits de ses nombreux voyages. Il consignait ses aventures dans de longs courriels à la Paul Marchand à propos de charniers en Bosnie, de milices Janjawid ou de camp de réfugiés au Soudan.

Extrait de l’un de ses courriels, envoyé d’Éthiopie en 2011 : « C’est une chose d’enterrer un corps mort de faim dans un camp de réfugiés. Je l’ai fait tant de fois. C’en est une autre de déterrer des corps sous des monceaux de pierre, d’aligner les squelettes, de les photographier, puis de les remettre à nouveau sous les pierres. Je t’écris ces lignes et je suis exténué, j’ai les mains maganées et qui tremblent encore », a rédigé François Pagé à ses correspondants

A-t-il vraiment visité tous ces endroits ? Chose certaine, les photos exotiques que François Pagé prétendait avoir prises lui-même ont pour la plupart été piquées sur l’internet, dont les sites web du magazine The Economist et du quotidien américain The Washington Post.

Depuis le début de cette enquête, François Pagé, un sexagénaire à la barbe rousse et blanche, avait refusé de nous accorder une entrevue en prétextant des clauses de confidentialité qui l’enferment dans le silence jusqu’en 2030. Avec qui et pourquoi ? Mystère. Par courriel, le scénariste d’Après (Radio-Canada) et de Piégés (addikTV) demandait l’arrêt des recherches à son sujet, recherches qui lui « compliquaient sérieusement la vie ».

À son producteur Michel d’Astous de chez Duo Productions, François Pagé répétait le même refrain : si je pouvais tout expliquer, je le ferais, mais je n’ai pas le droit, il y a des clauses dans mes contrats qui m’empêchent de parler.

Puis, mardi midi, revirement total de situation. Le téléphone a sonné et, au bout du fil, c’était François Pagé, qui appelait d’un numéro masqué. Très rapidement dans la conversation, il a avoué avoir simulé sa propre mort en 2014.

J’étais très malade à cette époque. J’ai dû progressivement mettre fin à mes divers contrats. J’ai fait quelque chose de très humain qui s’appelle une bonne dépression. Cette décision a été prise de façon impulsive. Je n’ai pas voulu faire de mal à personne, je n’étais pas dans le meilleur état d’esprit. J’ai honte de ça. J’ai juste fait un mauvais choix.

François Pagé

Homme secret et bourru, François Pagé poursuit sa confession : « Le cancer était réel. En approchant de la fin, j’ai vu une opportunité de tourner la page. J’étais dans un état dépressif et j’ai décidé de tirer la plogue. C’est simple, je filais un mauvais coton, c’est une mauvaise décision et c’est correct que les gens m’en veuillent. Oui, je les ai trahis. Est-ce que j’ai fait ça pour leur faire du mal ? Non. Est-ce qu’ils ont souffert ? Sûrement », détaille François Pagé.

Cet auteur, très talentueux et apprécié en télé, il faut le dire, ne considère pas avoir menti à des policiers, mais plutôt à des amis lors d’une période de détresse médicamentée. « Ce bout rough là me rattrape présentement. Mon ticket, je vais le payer, je vais assumer mon erreur », martèle François Pagé.

Dans des carnets de voyage qu’il relayait à sa garde rapprochée, François Pagé a évoqué l’adoption ratée d’une petite fille au Yémen, il a épilogué sur sa conjointe des 25 dernières années qui serait décédée récemment et a rapporté qu’un collègue avait pris une balle pour lui.

« Tu me demandais pourquoi je ne parlais jamais de ces choses-là quand je suis au Québec ? Comment veux-tu les partager avec des gens qui ne savent pas ce qu’est la soif ? Qui ne savent pas ce qu’est la peur qui dure des heures, des jours ? Je ne trouverais pas les mots et je passerais pour un illuminé », a relaté François Pagé dans ses correspondances.

Les voyages ont bel et bien existé, jure François Pagé. Et dans quel contexte ? Parfois professionnel, tantôt personnel, répond-il. Les détails demeurent flous. Le scénariste serait également en rémission de son cancer des os.

Le producteur Michel d’Astous, qui cosigne le thriller Classé secret avec François Pagé, a été fortement ébranlé par les révélations de La Presse. « J’ai été surpris comme tous les autres. On ne savait rien de tout ça. Ça s’est passé avant la signature de notre contrat avec François Pagé, en 2016 », rappelle Michel d’Astous de chez Duo Productions.

Quand je lui ai confirmé que François Pagé, le Réjean Ducharme de la télé québécoise, vivait toujours au même endroit qu’au milieu des années 2000, l’ex-policier Denis Caouette a voulu en avoir le cœur net. Il s’est rendu à Hatley, mardi matin, pour confronter celui qu’il a toujours qualifié de mentor. Denis Caouette était à ce point proche de François Pagé qu’il a baptisé son entreprise de sécurité Solution Tembo, soit le surnom de son ami du temps où l’auteur œuvrait dans le milieu communautaire.

À Hatley, l’homme qui se tenait devant Denis Caouette avait certes vieilli, mais c’était le « même bonhomme », note-t-il.

« Ça fait mal, mais je comprends maintenant le geste de François. Ce n’est pas évident, la maladie mentale. Il s’est comme suicidé de façon artistique. Il ne voyait pas la fin et il voulait scénariser son départ. Aujourd’hui, je doute de tout ce qu’il a fait. J’ai dit à François que je voulais voir son passeport, que j’avais plein d’autres questions. Je maintiens que c’est un des êtres les plus intelligents que j’ai côtoyés dans ma vie », précise Denis Caouette.

Écrire le scénario de sa mort et le jouer pendant plus de sept ans, ça demande en effet des capacités que peu de gens possèdent.