Le scénariste le plus populaire de la télé québécoise en ce moment est un pur inconnu. Vous ne l’avez jamais vu. Je ne l’ai jamais vu en chair et en os, ni en pixels ni en Zoom.

Pourtant, cet auteur talentueux signe des séries populaires comme Après à Radio-Canada, Piégés sur addikTV et Campus chez Vrak. Un épais nuage de mystère entoure cet homme qui s’appelle François Pagé et qui refuse d’accorder des entrevues ou de montrer son visage.

Dans le petit milieu du showbiz québécois, une poignée de gens l’ont croisé en présentiel, comme on dit en 2021. C’est que François Pagé protège jalousement son intimité. Il n’assiste pas aux lancements de programmation et ne visite jamais les plateaux de tournage des téléséries. Les acteurs qui jouent ses textes ne savent pas qui il est ni d’où il vient.

Et ne perdez pas votre temps à googler son nom : il n’y a aucune photo récente de François Pagé qui circule. Ses employeurs, dont Radio-Canada, Bell Média et le Groupe TVA – il bosse pour tous les diffuseurs –, ne disposent même pas d’un cliché d’entreprise qu’ils pourraient fournir aux médias.

Tel un Réjean Ducharme, François Pagé n’existe que dans les intrigues qu’il imagine. L’auteur, qui n’a pas d’agent, ne publie jamais de commentaires sur les pages Facebook de ses émissions comme le fait Anne Boyer pour L’heure bleue, par exemple. Il n’alimente pas de compte Twitter non plus. Du moins, pas de compte Twitter officiel.

L’ascension fulgurante de François Pagé, qui a également coécrit le thriller d’espionnage Classé secret qui sortira cet hiver sur addikTV, a fait sourciller ses camarades auteurs. Mais qui est donc ce scénariste anonyme qui a pondu quatre séries en simultané pour la boîte Duo Productions ? Il y a de quoi se poser des questions, vraiment. D’autant qu’il verse dans le gros drame (Après), la série jeunesse (Campus), le thriller d’espionnage (Classé secret) et la série de genre (Piégés). Il sait tout faire ! Pas mal pour un débutant.

Une rumeur persistante voulait même que François Pagé soit en fait le prête-nom pour un collectif d’auteurs. Ce n’est pas le cas. Pour dissiper la brume professionnelle qui enveloppe François Pagé, j’ai contacté plusieurs de ses collaborateurs actuels, dont son producteur Michel d’Astous chez Duo Productions, qui jure que François Pagé n’est pas un nom de plume.

« Il existe vraiment. Son histoire relève plus de la discrétion que du mystère. C’est un gars timide qui ne veut pas faire partie de la vie publique. Ça fait plus de six ans que je développe des projets avec François et je ne suis jamais allé chez lui. Ce n’est pas un ermite, mais il a une garde rapprochée très réduite », explique l’auteur et producteur Michel d’Astous.

Arrivé très tard dans le métier, François Pagé, dans la jeune soixantaine, a exercé mille métiers avant de se consacrer à l’écriture.

Et comment a-t-il été découvert ? De la façon la plus classique du monde. François Pagé a soumis divers projets à divers producteurs et c'est Michel d'Astous de Duo Productions qui l'a repéré le plus vite.

Avant de se dévouer uniquement à ses scénarios, François Pagé a travaillé en gestion de crise, en relations publiques, en milieu policier, en enseignement, en hôtellerie, en agriculture, en informatique et en recherche documentaire, selon différentes sources.

À titre de conseiller spécialisé en terrorisme, violence urbaine et contrôle de foule, François Pagé a formé des policiers, ici et aux États-Unis, en plus de collaborer avec le ministère de la Sécurité publique et la Sûreté du Québec sur des dossiers dits sensibles.

C’est ce volet délicat et important de sa carrière qui « forcerait » François Pagé à rester dans l’ombre. Sa sécurité pourrait être compromise s’il s’exposait trop, me dit-on. On se croirait dans Blue Moon.

Chose certaine, François Pagé connaît un tas de trucs utiles pour la fabrication d’histoires d’agents doubles et de jeux de pouvoir.

En lisant les textes de la minisérie Piégés, qui renferment des scènes de torture très réalistes, le comédien Jean-Philippe Perras a tout de suite compris que l’auteur savait de quoi il parlait. « François connaît des affaires weird, notamment sur les techniques d’interrogatoire dont il parle dans Piégés. Son écriture est très détaillée. On m’a dit qu’il aurait œuvré dans la police ou les services secrets, mais je ne l’ai jamais rencontré. Ce que je sais, c’est qu’il est curieux et sensible. Il est super investi dans ses projets », indique l’acteur Jean-Philippe Perras, alias le courtier immobilier Charles dans Piégés.

Avant d’accepter des contrats, François Pagé s’assure que ses collègues respecteront son désir viscéral de demeurer à l’écart des projecteurs. C’est une clause non négociable. Conséquence ? Les rares personnes qui le côtoient hésitent à se confier à son sujet, de peur de trahir sa confiance ou de le mettre dans le pétrin. « François est un bon Jack, un bon auteur, et comme j’ai beaucoup d’affection pour lui, je respecte son désir de préserver son anonymat », note le réalisateur de Piégés, Yannick Savard.

Louis Choquette, réalisateur d’Après, enchaîne : « Je me suis engagé à ne pas parler de lui. Ce que je peux dire, c’est que François est une force tranquille. Il s’exprime très bien. C’est un érudit. Il est très ouvert. »

C’est le genre de gars qui écrit des lettres personnelles à tous les acteurs après avoir visionné les premiers rushs de tournage. Je n’avais jamais vu ça avant.

Louis Choquette, réalisateur d’Après

Vedette de la minisérie Après, qui a pris fin mercredi soir à Radio-Canada, Karine Vanasse a reçu une longue lettre de remerciements de François Pagé. Le geste l’a beaucoup touchée. « Une lettre porteuse de bien belles choses », dit simplement Karine Vanasse, sans révéler le contenu de la lettre.

Après quelques jours de tournage sur le thriller Classé secret d’addikTV, François Pagé a également envoyé un touchant courriel à la tête d’affiche de la série, Mélissa Désormeaux-Poulin. « Une lettre incroyablement inspirante. C’est très bienveillant, généreux et rassurant », souligne Mélissa Désormeaux-Poulin, qui dévoilerait un punch de Classé secret en étalant ici les mots de François Pagé.

Le facteur virtuel a aussi visité l’équipe de Piégés. « Il nous a tous écrit, il nous remerciait pour notre travail. On a tellement été émus », se souvient Jean-Philippe Perras.

Les gens qui ont vu François Pagé le décrivent comme un solide gaillard, un gars costaud. Encore là, les détails sur son apparence physique se font rares, car les sources interviewées pour cet article ne veulent pas nuire à cet auteur pour qui la discrétion est primordiale.

Le directeur des émissions dramatiques de Radio-Canada, André Béraud, a rencontré quelques fois François Pagé.

Il est très sérieux, très à son affaire, très intelligent, très agréable et toujours disponible si on a besoin de lui. Son talent était évident à la première lecture de ses textes. Il a du talent pour les dialogues. C’est certain qu’on a le goût de retravailler avec lui.

André Béraud, directeur des émissions dramatiques de Radio-Canada

Si jamais François Pagé remporte un prix Gémeaux, il ne montera pas sur scène pour le cueillir, tranche son producteur Michel d’Astous. Un autre exemple du statut d’incognito absolu du scénariste ?

Fin septembre, sa minisérie Après a été sacrée meilleure fiction francophone étrangère au Festival de fiction de La Rochelle, en France. Il s’agit d’une récompense prestigieuse. Allergique aux honneurs qui l’extirperaient de sa cachette, François Pagé n’a même pas fait le voyage en Europe.

Il est resté au Québec avec son chien et sa compagne, loin des micros et des caméras. Comme un fantôme. Comme le patron des services secrets dans District 31.