Le dernier épisode de la première saison d’une populaire télésérie américaine commence avec un traumavertissement. Ce que les Américains appellent un trigger warning. Je ne nommerai qu’à la fin de cette chronique la série en question, dont je me suis télégavé le week-end dernier, pour ne rien divulgâcher. Et vive les néologismes…

Je me corrige : cet ultime épisode commence par le traditionnel rappel des épisodes précédents. Un résumé qui, règle générale en télévision, en révèle trop sur l’intrigue à venir. En l’occurrence, on voit à la toute fin du montage un personnage affronter son agresseur. Un personnage trouble, que l’on a découvert plus tôt dans la série s’anesthésiant avec des drogues dures.

Dans la seconde qui suit, le dernier épisode commence donc avec ce traumavertissement impossible à rater, qui occupe tout l’écran pendant plusieurs secondes : « Cet épisode contient des scènes troublantes d’abus de drogue et d’automutilation. Si vous souffrez de dépression, de dépendance, ou si vous avez des pensées suicidaires, n’hésitez pas à demander de l’aide » (traduction libre).

On aurait voulu vendre le punch qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Il ne faut pas être devin, ou diplômé en scénarisation, pour comprendre que la victime d’agression va mourir d’une surdose à la fin de l’épisode.

Il y a certainement des conséquences à illustrer de manière trop explicite des scènes d’agression, de viol, de suicide, etc. Ce n’est pas le cas dans cet épisode.

Il y a aussi des conséquences à en dire trop sur une intrigue lorsque le contexte ne le justifie pas : celui de gâcher une œuvre de fiction telle qu’elle a été imaginée par un artiste.

Les traumavertissements sont de plus en plus envahissants. Je parcourais en début de semaine sur son site web l’alléchante programmation du Festival international du film de Toronto (TIFF). Dans le texte de présentation du film d’ouverture du TIFF, Dear Evan Hansen, de Stephen Chbosky, inspiré d’une comédie musicale du même nom et campé dans une école secondaire, il y a cet « avertissement de contenu » (alerte, cette fois, au divulgâchage) : « suicide (hors-champ), référence à des pensées suicidaires ». Je comprends la nécessité d’encadrer la médiatisation du suicide et de prévenir de nouveaux traumatismes chez des victimes d’agression. Mais il me semble qu’il y aurait parfois moyen de le faire tout en préservant les parts d’ombre d’une intrigue. En présentant par exemple les traumavertissements seulement à ceux qui veulent les voir lorsqu’on détaille une programmation de festival de films sur un site internet ?

Il y a une différence entre un vague avertissement général de contenu sensible pour public averti (violence, sexe, drogue, etc.) et le dévoilement précis d’un élément-clé d’un récit. Dans le synopsis de Dear Evan Hansen, il n’est question nulle part de suicide… Les traumavertissements sont de plus en plus envahissants, disais-je. Et pourtant, leur utilité même est remise en question.

Une étude récente de l’Université Harvard arrive à la conclusion que les traumavertissements sont non seulement peu efficaces, mais peuvent même être néfastes. Ils augmenteraient le risque que les victimes soient identifiées indûment à leur traumatisme et que leurs troubles post-traumatiques soient exacerbés. Dans l’étude menée par des doctorants en psychologie de Harvard, deux groupes ont été invités à lire des extraits de Guerre et paix, de Léon Tolstoï. Seul le deuxième groupe a été averti au préalable des passages plus violents du roman. La différence de réaction observée entre les deux groupes a été minime, mais les chercheurs ont notamment remarqué que le traumavertissement augmentait le niveau d’anxiété et d’appréhension des participants ayant déjà été victimes d’actes violents. Plutôt que le contraire, ce qui est l’objectif.

Cette tendance à traumavertir (plutôt que guérir) participe d’un phénomène plus général de bienveillance qui peut parfois sembler verser dans l’excès.

En parcourant la programmation du TIFF, j’ai remarqué que chaque fois que je cliquais sur un film réalisé par une cinéaste, on m’invitait à envoyer « un message significatif d’encouragement et de soutien » aux réalisatrices présentes au Festival. J’ai souvent dénoncé la frilosité des festivals de films à inclure des réalisatrices dans leur programmation (allô, Cannes !). Le TIFF, à cet égard, est l’exemple à suivre. Mais cette initiative baptisée « Share Her Journey » m’a semblé un brin infantilisante. Je l’écris en étant conscient de mes propres privilèges et angles morts. Je suis après tout de la vieille école, bien de ma génération. Un homme hétérosexuel blanc cisgenre au mitan de la vie. Je l’écris sans aucune ironie.

Le formulaire d’accréditation du TIFF me l’a d’ailleurs rappelé, ce qui n’est peut-être pas une mauvaise chose (comme me l’a souligné Fiston, 17 ans). On m’y a notamment demandé quelle était mon « identité culturelle ou raciale ». J’ai répondu un générique « Blanc », alors que dans la quinzaine de choix, il y avait des distinctions aussi précises que « caribéen » ou « originaire des îles du Pacifique ».

Les questions suivantes portaient sur mon identité sexuelle, sur mon genre et sur le fait que je sois ou non handicapé. J’aurais coché la case « ce n’est pas de vos affaires » si j’avais pu (en toute transparence, il était possible de répondre « aucune de ces réponses » ou « je préfère ne pas répondre »), mais je ne l’ai pas fait.

Mon premier réflexe a bien sûr été de me rebiffer. De rouler des yeux devant cet apparent excès de rectitude politique, typique du Canada anglais. De me dire que dans un entretien d’embauche, ces questions seraient considérées comme inadmissibles. Mais ce n’était pas un entretien d’embauche.

Le Festival de Toronto cherche à s’assurer d’une plus grande inclusion de journalistes de groupes minoritaires afin d’être plus représentatif de la société. Une initiative en ce sens existe depuis quatre ans et a permis à 45 journalistes « émergents » d’être accrédités cette année. Des journalistes marginalisés qui, sans doute, ont passé leur vie à répondre à des formulaires dans lesquels ils ne se reconnaissent pas.

Pour qu’ils aient leur place, je peux bien répondre à des questions qui semblent indiscrètes. Je suis prêt à faire des compromis. Mais j’ai aussi mes limites. Si un nouveau traumavertissement gâche la deuxième saison de The Morning Show (La matinale), à l’instar du personnage de Jennifer Aniston, je ne répondrai plus de moi.