Si les miroirs nous révèlent impitoyablement la preuve du temps qui passe, les livres, eux, le font avec moins de cruauté. Le temps passé, perdu, c'est bien souvent la suprême spécialité de l'écrivain, qui transforme cette injure en beauté, sans pour autant en conjurer la fatalité. Et nous, lecteurs, découvrons que nous vieillissons aussi, entre les lignes de ces romans lus autrefois dans la fureur ou l'exaltation, quand on se demande pourquoi ceci nous avait échappé et pourquoi cela nous avait autant plu.

Les petites blessures de l'existence finissent par ressembler à autant de petites brèches vers le néant, comme si à force d'égratignures, la croûte de vernis toute lisse de nos vies tombait peu à peu en morceaux pour laisser voir l'oeuvre véritable. Le temps est un grand artiste et nous sommes des matériaux si malléables... Il n'y a que les écrivains pour tenter de lui faire concurrence.

C'est l'automne, l'hiver s'en vient, je n'ai heureusement pas lu tous les livres et la chair m'est toujours joyeuse, mais je viens de terminer Nous ne vieillirons pas de Patrick Nicol et Nous étions jeunes encore de Gilles Archambault. Les titres se parlaient trop, je n'ai pas pu résister à l'envie de les lire en parallèle. Ce sont deux écrivains chez lesquels j'ai toujours l'impression d'entrer comme si c'était hier.

Chez Nicol, plus jeune, la dérive et la dissolution sont en cours, tandis que chez Archambault, elle a déjà eu lieu, on lutte moins, on constate. Le titre de Nicol renvoie à une espérance forcément déçue, tandis que le titre d'Archambault est une affirmation de ce qui a été et qu'on ne peut plus lui enlever. Le narrateur de Nicol, professeur au cégep, découvre qu'il devient peu à peu comme ce professeur qu'il a connu étudiant et que personne n'écoutait plus.

Le narrateur d'Archambault, lui, voit sa mémoire ravivée par mort d'un ami qui lui a volé cette femme qu'il continue d'aimer. «Quand on lui demandait pourquoi il écrivait, il évoquait toujours son insatisfaction à vivre, sa peur devant la fuite du temps, l'approche de la mort. Il aurait pu tout aussi bien répondre que le mystère féminin comptait plus que tout pour lui. À 70 ans, il n'en revient pas de la beauté de Marthes. Les ridules, les taches brunes qui commencent à apparaître sur les poignets de celle qui depuis si longtemps résume la beauté du monde, il les voit, mais elles le rassurent. La femme aimée, malgré tout, comment se le cacher, est mortelle comme lui.»

Comment s'en étonner? Les deux personnages sont des écrivains, plus ou moins certains de leur talent, de la pertinence de leurs oeuvres, et surtout, de leur pérennité. C'est le critique Gilles Marcotte, qui en a vu des écrivains passer, qui nous le rappelle dans son dernier essai: La littérature est inutile. «Elle est, plus modestement et plus orgueilleusement, nécessaire. Elle nous apprend à lire dans le monde ce que, précisément, les discours dominants écartent avec toute l'énergie dont ils sont capable: la complexité, l'infinie complexité de l'aventure humaine.»