Au centre du ring érigé à côté de la billetterie du Musée de la civilisation de Québec, la lutteuse Loue O’Farrell, à qui avait été confiée l’animation de l’inauguration de l’exposition Le Québec dans l’arène, n’en revenait pas. « C’est fou ! Jamais de ma vie je n’aurais pensé que la lutte entrerait au musée. »

« En 2007, 2008, quand je commençais à lutter, les gens à qui je parlais de lutte me regardaient toujours un peu drôlement », a raconté à La Presse celle qui a tout récemment franchi le cap des 500 jours en tant que championne Junior Heavyweight de la North Shore Pro Wrestling, la fédération de Québec qui présente certains de ses galas au Diamant.

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Robert Lepage et Loue O’Farrell

Et c’est ce même mélange d’incrédulité et d’enchantement qui illuminait le regard des invités présents mardi matin, parmi lesquels plusieurs représentants de la communauté de la lutte, qui se souviennent trop bien de la longue époque durant laquelle leur milieu a suscité le rire des néophytes, voire le mépris.

Pour plusieurs de ces hommes tantôt colorés, tantôt taciturnes, l’idée même qu’un musée ainsi qu’un des plus grands metteurs en scène au Québec consacrent une vaste exposition à leur discipline, souvent prise de haut compte tenu de sa nature prédéterminée, était aussi invraisemblable que de voir le Brooklyn Brawler river les épaules de Hulk Hogan au tapis.

Robert Lepage à Saint-Magloire

« Quoi ? Ils ont recréé la Tour ! », s’exclame sous nos yeux, comme un gamin, Jean Baillargeon Junior, fils d’un des six frères Baillargeon (Jean, Charles, Adrien, Lionel, Paul et Antonio) du comté de Bellechasse, qui, des années 1940 aux années 1970, ont semé autant la terreur que l’émerveillement partout dans la province grâce à leurs démonstrations de force et leurs prises de l’ours.

« Ça, c’est ma preuve d’identité », lance-t-il en nous tendant sa paluche d’ours, plus grosse que nos deux mains réunies. Le gentil géant, d’un âge respectable, n’a jamais eu la chance de voir son père lutter à la Tour, ce haut lieu du divertissement populaire dont les portes ont été ouvertes de 1936 à 1965, dans le quartier Saint-Roch de Québec. D’où son émotion.

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Une reproduction de la Tour

« On n’y croyait pas quand on nous a appelés pour nous dire que Robert Lepage s’intéressait aux frères Baillargeon », a expliqué le colosse, dont la famille tient un musée, à Saint-Magloire, où le créateur des Sept Branches de la rivière Ōta s’est un jour pointé avec ses collaborateurs Steve Blanchet et Nadia Bellefeuille. Quelques pièces de leur collection passeront la prochaine année au Musée de la civilisation.

« Ça, c’est la veste de mon grand-père », s’exclamait pour sa part Robert Saint-Jean, petit-fils du Maurice Richard de la lutte, Yvon Robert. Nul besoin de le prier afin qu’il nous délecte de ses anecdotes au sujet du Géant Ferré, pour qui il a déjà préparé le déjeuner – « un pain au complet ! » – avec sa grand-mère. « Pour moi, c’est une grande journée. »

Miroir, miroir

Entre les mains de quelqu’un d’autre, cette exposition aurait assurément pu être beaucoup plus banale, ou du moins, ne s’adresser qu’aux connaisseurs. Mais la patte d’Ex Machina se sent partout dans les quatre grandes salles que compte Le Québec dans l’arène et dans lesquelles Robert Lepage s’est amusé à placer le miroir au service de sa mise en récit de l’histoire de la lutte au Québec.

Un choix qui n’est pas innocent, le miroir évoquant la figure du double, très éclairante quand vient le temps de réfléchir au monde de la lutte, où des hommes – et de plus en plus de femmes ! – incarnent souvent des versions plus vraies d’eux-mêmes, mais à qui ce théâtre de muscles et de sueur permet aussi d’exacerber ce que la race humaine a de plus vil. Autrement dit : à la lutte, la frontière entre la réalité et son reflet fictif s’avère parfois très mince.

Le Québec dans l’arène
  • Une statue de Louis Cyr

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    Une statue de Louis Cyr

  • Des figurines, vous avez dit ?

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    Des figurines, vous avez dit ?

  • Mesurez-vous aux géants !

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    Mesurez-vous aux géants !

  • Des artefacts en quantité

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    Des artefacts en quantité

  • N’oublions pas le sumo.

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    N’oublions pas le sumo.

  • Bienvenue au Madison Square Garden

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    Bienvenue au Madison Square Garden

  • La lutte dans le monde

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    La lutte dans le monde

  • Un costard du Géant Ferré

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    Un costard du Géant Ferré

  • Le fils de Jean Baillargeon met sa main dans l’empreinte de celle de son père.

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    Le fils de Jean Baillargeon met sa main dans l’empreinte de celle de son père.

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Les visiteurs seront ainsi invités à pénétrer dans un vestiaire, dans lequel un miroir truqué leur permet de se voir parmi les héros du matelas, qui attentent leur tour d’aller faire leurs cabrioles. Diffusé sur un petit écran, dans cette pièce, une entrevue inédite avec le légendaire et rarissime Rick Martel, aussi humble à la ville que jadis narcissique dans le ring.

« Ç’a été très demandant pour mon corps, lutter de neuf à dix fois par semaine », confie en image l’ex-star de la WWE, une occasion de se rappeler que pour les articulations de ceux qui nous ont mis des étoiles dans les yeux, la lutte n’avait absolument rien de factice. « J’en ai subi les conséquences. »

La lutte, c’est nous

C’est dans une grange que s’amorce la visite de l’exposition, première salle documentant comment la lutte est née, au XIXsiècle, de la fesse gauche de l’univers des fêtes foraines et des hommes forts. La deuxième salle célèbre l’âge d’or de la lutte au Québec, sous la tutelle de trois de ses grands personnages : Yvon Robert, Édouard Carpentier et Johnny Rougeau. Dans l’avant-dernière salle se déploie une gigantesque reproduction de l’extérieur du Madison Square Garden, temple nord-américain de la lutte où tant de Canadiens français ont triomphé.

Il s’agira de la portion la plus Planet Hollywood de l’exposition, et la plus jouissive pour le grand enfant qui écrit ce texte. L’atomiseur Arrogance de Rick Martel, le corset de Luna Vachon, une chaise signée par Bret Hart du Survivor Series 1997 lors duquel s’est produit le Montreal Screwjob : tout y est. Ainsi que des dizaines et des dizaines de figurines, en échange desquelles on en connaît plusieurs qui accepteraient d’encaisser un Stunner de Kevin Owens.

Et parce que pour Robert Lepage, il est toujours essentiel que le Québec dialogue avec la planète, Le Québec dans l’arène se conclut par un voyage dans le monde entier, à la rencontre de différentes formes de lutte, comme la kalaripayattu, la capoeira ou le shuai jiao.

« Robert Lepage a amené la lutte à un niveau supérieur », se réjouissait le commentateur Marc Blondin, qui a longtemps piloté l’émission Nitro de la WCW à RDS ; il était présent mardi en compagnie de son ami Pierre Carl Ouellet.

« Souvent, je me suis fait dire : “Ah ouain, t’animes la lutte”, sur un certain ton, comme si ça ne valait rien. Alors que pourtant, la lutte, c’est le théâtre, le cirque, le divertissement. La lutte, c’est nous ! »

Lutte. Le Québec dans l’arène, jusqu’au 20 avril 2025 au Musée de la civilisation de Québec

Une partie des frais de ce reportage a été payée par le Musée de la civilisation de Québec, qui n’a eu aucun droit de regard sur son contenu.

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