Des aboiements percent le silence, suivis du souffle furieux d’un vent que l’on devine arctique. La voix timide d’un bambin se fait entendre. « Ma mère fait du pain bannock. Elle est prête à le mettre au four. Ensuite, on en mangera. »

Ainsi s’amorce Christmas at Moose Factory, premier film – un court métrage documentaire – réalisé par Alanis Obomsawin, en 1971. Tournée dans un pensionnat du Nord ontarien, l’œuvre donne la parole à des enfants cris qui, comme quelque 150 000 jeunes des Premières Nations, Inuit et Métis, ont été séparés de leurs parents aux XIXe et XXsiècles au Canada. Avec les conséquences que l’on sait...

La parole. La voix. Les sons. Voilà ce qui constitue le cœur comme la matière première des films de la cinéaste. Drôle de constat quand on se rappelle que le septième art est celui de l’image en mouvement. Mais pas pour Alanis Obomsawin. Les voix des membres des Premières Nations font partie de son héritage.

L’importance du son

« Chaque fois que je commence un film, je fais toujours le son, seule avec les personnes avec qui je vais travailler, expose-t-elle dans son bureau de l’ONF débordant d’archives et de souvenirs. Je crois que ça vient du fait que j’ai été élevée à Odanak, petite communauté où, dans mon enfance, il n’y avait pas d’électricité ni d’eau courante. Nous passions nos soirées dans la cuisine avec des lampes à l’huile – deux, trois enfants autour de la table à écouter les histoires racontées par les adultes. »

Comme la plupart des hommes étaient guides de chasse et de pêche, ces histoires étaient peuplées d’animaux. « Et parce qu’il n’y avait pas d’images, j’ai pu apprécier le son de leur voix », dit-elle à propos de ces conteurs.

Sensible aux modulations des voix, Alanis Obomsawin souhaite que les spectateurs le soient tout autant à la « beauté de la parole ».

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Alanis Obomsawin

Pour moi, c’est comme des vagues dans la mer. La voix des gens change selon ce qu’ils racontent. C’est parfois paisible, parfois très agité. Tous les sentiments passent à travers les mots.

Alanis Obomsawin

On aura compris que Christmas at Moose Factory est l’un des 28 films, dont quelques inédits, rassemblés dans le coffret que l’ONF consacre à sa cinéaste emblématique. Et que l’amorce du film est typique de la manière Obomsawin.

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En 2018, une œuvre murale en hommage à Alanis Obomsawin a été inaugurée au 2330, avenue Lincoln, à Montréal.

Un autre exemple : dans les premières secondes des Évènements de Restigouche, le bruit de policiers marchant au pas, matraque à la main, n’annonce rien de bon. Dans sa langue, un vieux Micmac lance : « Ils sont partout... Ils ramassent les filets. Je prends ma hache... Je trace une ligne leur interdisant d’aller plus loin. »

Dans Jordan River Anderson, le messager, des cris d’oiseaux, le bruit de l’eau et le son d’un tambour nous introduisent aux paysages de Norway House, au Manitoba. Et dans le documentaire Mère de tant d’enfants, Samson Neacappo, vieil homme cri de Fort George, à la Baie-James, chante dans une douce complainte : « De la terre – des eaux / C’est en s’aimant que notre / peuple est devenu grand. »

Leur version de l’histoire

Les voix, c’est le premier vecteur pour raconter l’histoire des Premières Nations à travers ceux et celles qui en sont membres et l’ont vécue.

« L’éducation est ce qu’il y a de plus important, dit Mme Obomsawin lorsqu’on lui demande ce qui l’a poussée à faire du cinéma. C’est la vérité dite par nos peuples. C’est la voix, la parole d’une nation. Je n’ai pas changé ma façon de travailler. »

  • Le Musée des beaux-arts de Montréal a déjà consacré une exposition aux œuvres de l’artiste et réalisatrice.

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    Le Musée des beaux-arts de Montréal a déjà consacré une exposition aux œuvres de l’artiste et réalisatrice.

  • Une œuvre de l’artiste et réalisatrice

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    Une œuvre de l’artiste et réalisatrice

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Ce fil d’Ariane qu’elle propose n’est pas seulement tissé d’histoires ultramédiatisées, comme les conflits de Restigouche et de Kanehsatake. La cinéaste s’est aussi penchée sur des luttes qu’ont menées à bout de bras des individus pour des causes méconnues du grand public.

Ainsi, elle travaille actuellement à un portrait du DPeter Henderson Bryce, premier médecin-hygiéniste en chef du Canada. Au début du XXsiècle, il s’est battu, en vain, pour sensibiliser les autorités aux conditions d’insalubrité des pensionnats.

Cinéaste et scénariste mohawk (Le Dep, Pour toi Flora), Sonia Bonspille Boileau confie que le travail de Mme Obomsawin a balisé son propre parcours. « Elle a été hyper inspirante, dit-elle. J’avais 11 ans quand j’ai vécu les évènements de Kanehsatake, ma communauté, et j’étais outrée de voir que les médias offraient rarement ou pas du tout notre perspective. Le documentaire d’Alanis m’a émue, soulagée. Pour la première fois, je voyais qu’il y avait de la place pour raconter les choses de notre point de vue. »

Employée de l’ONF depuis 16 ans et proche de la cinéaste, Lily Robert qualifie – en riant – son amie d’énigme. « On n’a jamais fini de la découvrir et de l’apprécier », dit la directrice des communications et des affaires publiques.

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Lily Robert, de l’Office national du film, en compagnie de la cinéaste

Alanis ne prend jamais de vacances. Elle fait ses films, sa narration, sa production. Elle a été chanteuse, conteuse, a fait de la gravure. Quand elle ne filme pas, elle parcourt le monde pour donner des conférences, rencontrer les enfants. Elle n’arrête jamais.

Lily Robert, directrice des communications et des affaires publiques à l’ONF

À 91 ans, la réalisatrice bardée de médailles, de prix et de diplômes honorifiques se réjouit de voir des changements dans la façon dont les Premières Nations sont perçues. « Il y a une ouverture, une écoute, qui n’existaient pas avant, dit-elle. Les Canadiens veulent voir une justice envers nos peuples. Je n’aurais pas pu dire ça il y a 10 ans. Les changements sont immenses. »

À quel point la principale intéressée a-t-elle été vectrice de ces changements ? Une biographie le dira peut-être un jour. Un auteur américain, Randolph Lewis, lui a consacré une monographie, jamais traduite.

« Le coffret de ses films donne une version de son œuvre, relève Lily Robert. On aimerait maintenant qu’elle raconte sa vie. »

Mais Alanis Obomsawin est si occupée...

Alanis Obomsawin : Un héritage

Coffret

Alanis Obomsawin : Un héritage

Alanis Obomsawin

Office national du film

12 DVD

Un hommage au festival REGARD et une expo au MAC

REGARD, le festival international de courts métrages qui a lieu annuellement à Saguenay, rendra hommage cette année à Alanis Obomsawin en présentant une rétrospective de quatre de ses films, soit Christmas at Moose Factory, Je m’appelle Kahentiiosta, Richard Cardinal : le cri d’un enfant métis et Bill Reid se souvient. L’évènement aura lieu le 23 mars à 13 h 30. Mme Obomsawin sera sur place et participera à une séance de questions/réponses à la fin de la projection. La 28édition de REGARD aura lieu du 20 au 24 mars.

Par ailleurs, après avoir été inaugurée à la Haus der Kulturen der Welt de Berlin et après des passages à la Vancouver Art Gallery et au musée d’art de l’Université de Toronto, l’exposition Alanis Obomsawin : Les enfants doivent entendre une autre histoire sera présentée au Musée d’art contemporain (MAC) de Montréal du 26 septembre 2024 au 26 janvier 2025.

Consultez la brochure de l’exposition présentée au musée d’art de l’Université de Toronto