La défiguration
Jérémie St-Pierre est un amateur de la défiguration. Il explique avoir été ému aux larmes devant une toile de Francis Bacon au MOMA, à New York. Il se délecte des explorations picturales d’artistes comme Adrien Ghenie, Justin Mortimer ou Leon Golub, dont la peinture Mercenaries II l’a « mis à terre » quand il l’a découverte au Musée des beaux-arts de Montréal.
Dessinateur doué dans sa jeunesse, il est passé du fusain à l’acrylique et à la figuration après les cours de l’artiste Michel Bricault à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Fan de l’anthropologue René Girard, du sociologue Denys Delâge et des philosophes Merleau-Ponty et Gilles Deleuze, grand passionné d’actualité, c’est un artiste aux aguets. Il absorbe les informations, archive photographies et coupures de presse et rapporte des images de ses promenades dans la nature avant de passer à l’action sur la toile dans son style expressionniste.
Fasciné par la figure du bouc émissaire (sujet de son fort intéressant mémoire de maîtrise), il a évoqué dans ses peintures les crises migratoire et climatique. Il s’intéresse à l’effacement, au délabrement de la vie : les ruines, les maisons à l’abandon, les animaux en voie de disparition, et à notre propension à jeter, à gaspiller, à défigurer.
Artiste multidisciplinaire, il a fait de la performance et a monté des installations avec sa conjointe, l’architecte paysagiste Valériane Noël, à la Biennale internationale du lin de Portneuf et lors d’évènements artistiques dans la région de Sherbrooke. Le galeriste Hugues Charbonneau a apprécié son travail et lui a permis d’exposer à la foire Scope de Miami, en 2016. Il a ensuite été représenté par le galeriste de Québec Michel Guimont jusqu’à ce que ce dernier ferme son local en 2022.
Consultez le mémoire de l’artisteL’atelier
Originaire du village de Sainte-Félicité-de-L’Islet, dans Chaudière-Appalaches, Jérémie St-Pierre est allé étudier et vivre à Montréal avant de s’installer en 2017, avec sa conjointe et leurs deux filles, dans une petite maison de Val-Joli, un petit coin splendide au nord de Sherbrooke. Il a installé son atelier dans une bâtisse séparée de leur maison par un petit pont qui passe au-dessus d’un ruisseau. L’endroit est bucolique et reposant.
C’est là qu’il crée ses peintures avec un procédé en plusieurs étapes. Sélection d’images provenant de ses archives ou de ses pérégrinations, constitution de collages/montages découlant du concept choisi, traitement de l’image sur ordinateur pour défigurer, réarranger la composition. Vient ensuite l’esquisse, puis l’étape libre de la peinture pour donner des œuvres éclatées, en partie gestuelles. « Je tripe à chaque étape, dit-il. Mais je suis aussi un artiste qui doute. Jamais satisfait ! Douter est nécessaire. »
Expo à Sherbrooke
Quand nous l’avons rencontré, son atelier était rempli des peintures (plusieurs de grand format) qu’il va exposer au Musée des beaux-arts de Sherbrooke. Pour ce solo, il a choisi une démarche inédite pour lui. Il s’est en effet inspiré d’un poème émouvant que lui avait adressé son amie poète Vicky Gendreau, disparue en 2013, et qu’il a découvert par hasard en 2019. Ses toiles découlent ainsi de souvenirs personnels.
Consacrée à la mémoire, l’expo s’intitule Une magnifique désolation. Les visiteurs pourront y lire le poème de Vicky Gendreau, laisser des messages écrits et même des traces de leurs pas. Mais aussi utiliser leur téléphone intelligent pour voir les peintures avec leurs couleurs inversées. Une expérience virtuelle intéressante, car ses toiles sont souvent dans des teintes irréelles et hallucinatoires, notamment ses mauves et bleus turquoise. Des couleurs qui évoquent notre monde schizophrénique. « L’expo est aussi un hommage à la littérature, dit-il. Un peu comme si je l’avais montée avec Vicky. Et mes tableaux sont plus expressifs que précédemment. »
Rock Forest et l’avenir
Jérémie St-Pierre a remporté un concours mis sur pied pour intégrer une œuvre d’art au sein du Centre récréatif Rock Forest, à Sherbrooke. Constitué de deux cercles en alu, Entrez dans le jeu ! sera inaugurée le mois prochain. Le projet a été réalisé dans le cadre de la 58e finale des Jeux du Québec, qui aura lieu à Sherbrooke en mars. Posant un regard ludique sur le jeu, il a collaboré avec des enfants d’une garderie et d’une école primaire, ainsi qu’avec un organisme s’occupant de familles immigrantes. « J’ai utilisé les dessins qu’ils ont faits sur le thème du sport. Je les ai juxtaposés à des silhouettes de sportifs. J’ai décidé de donner à ces écoles et à l’organisme 1 % de la bourse de ce projet, afin que l’art et la culture s’y développent. Et pour investir dans ma communauté. »
Chargé de cours à l’Université de Sherbrooke depuis 2020, Jérémie St-Pierre est satisfait de son cheminement. « Je ne me serais jamais vu là, il y a 10 ans, dit-il. J’ai plus de facilité à créer. Ma bourse du Conseil des arts et des lettres du Québec pour le montage de l’expo et mon projet de Rock Forest m’ont aidé financièrement. J’ai pu m’acheter du matériel. Quand j’utilise du noir, j’en mets plein sur ma palette ! Je ne suis plus obligé d’utiliser mes vieux fonds de peinture ! Dès que l’expo sera terminée, je créerai un nouveau corpus sur un nouveau thème. Jusqu’à tant que je crève, je vais peindre ! Je suis tellement bien à Val-Joli. C’est un retour vers l’enfance. Je m’évade dans le bois et je crée. »
Consultez le site de l’artisteEn images
Quelques œuvres de Jérémie St-Pierre