Un an exactement après la mort de la jeune Kurde iranienne Mahsa Amini, à la suite de son arrestation violente par la police des mœurs de Téhéran – parce que ses cheveux sortaient de son voile –, la galerie Duran | Mashaal de Montréal réplique avec une exposition entièrement féminine mettant en vedette six artistes canado-iraniennes.

Dans la foulée des manifestations quotidiennes qui ont suivi à Téhéran, la copropriétaire de la galerie, Sarah Mashaal, dont le père est iranien, s’est sentie interpellée. « Je me suis dit que la meilleure chose que je puisse faire ici est de célébrer les artistes visuelles iraniennes du Canada. Pour qu’elles puissent montrer leurs œuvres sans censure, sans crainte de représailles. »

Sarah Mashaal a pris contact avec Shadan Saber, une Iranienne installée à Toronto depuis une vingtaine d’années, qui fait notamment la promotion d’artistes féminines sur sa plateforme The Social Collective. Ensemble, les deux femmes qui ont commissarié l’exposition se sont mises à la recherche d’artistes. À travers leurs contacts ou encore sur les réseaux sociaux.

« On voulait leur donner une voix, insiste Shadan Saber, qui n’a eu aucune difficulté à trouver les six artistes d’Échos d’Iran.

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Les deux commissaires de l’exposition Échos d’Iran : Sarah Mashaal et Shadan Saber

Toutes les œuvres présentées dans le cadre de cette exposition devaient répondre à une condition : elles devaient toutes avoir un lien avec la culture iranienne. Le résultat est étonnant. De la création de plantes indigènes en verre soufflé (Displaced Garden, d’Anahita Norouzi) à un immense dessin à l’encre noire évoquant les grandes manifestations de Téhéran (A Forest, de Naz Rahbar), les œuvres choisies sont toutes percutantes.

« Cette œuvre de Naz Rahbar, A Forest, a été réalisée sur une période de cinq ans, précise Shadan Saber. Ça s’appelle Forêt parce qu’elle considère toutes les personnes représentées comme des arbres unis l’un à l’autre et plus forts quand ils sont réunis. »

Nous demandons à l’artiste Maryam Izadifard, qui présente ici deux tableaux, si l’art est nécessairement politique pour elle. La jeune femme, arrivée à Montréal en 2011, alors qu’elle avait déjà près de 30 ans, est catégorique.

Quoi qu’on fasse, le geste artistique est politique, malgré nous, surtout quand on est une femme. Parce qu’en Iran nous ne sommes pas libres.

Maryam Izadifard

Lors d’une exposition dans une galerie de Téhéran, Maryam Izadifard a peint des tableaux représentant des chambres de femmes, dont une toile avec un lit défait, les draps froissés, des boucles d’oreilles traînant sur le lit et un soutien-gorge jeté par terre. Personne n’était représenté dans la peinture. Pourtant, la police des mœurs l’a jugée immorale et a mis le galeriste à l’amende. « Juste le fait de voir les draps froissés laissait deviner qu’une femme avait dormi dedans, donc c’était inadmissible… »

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Maryam Izadifard devant les deux tableaux qu’elle expose chez Duran | Mashaal.

Dans un des tableaux qu’elle expose chez Duran | Mashaal, L’écart embrassé, elle a peint l’entrée d’une pièce avec deux portes ouvertes : celle de la pièce elle-même et celle de ce qu’on devine être une garde-robe. Accroché sur une des portes pend un soutien-gorge.

Ce « retour en arrière » en quelque sorte a été provoqué par la pandémie, nous dit-elle. « L’isolement que j’ai vécu pendant la pandémie m’a plongée dans le même sentiment de solitude qui m’habitait quand je suis arrivée à Montréal, explique-t-elle. Ça m’a ramenée à ces œuvres que je peignais, dans lesquelles je ne pouvais rien montrer, seulement évoquer, et encore… »

Paradoxalement, l’artiste d’origine iranienne avoue que ses œuvres sont aujourd’hui beaucoup plus abstraites que lorsqu’elle peignait en Iran.

« Quand je vivais là-bas, je ressentais le besoin inconscient de tout représenter, même s’il y a plein de choses que je n’avais pas le droit de peindre. Mon art était plus figuratif. Mais pour cette expo, j’avais envie de revisiter ces œuvres un peu énigmatiques où on ne sait pas trop où l’on est. Il y a un aspect domestique, mais est-ce que la vie existe vraiment dans ce lieu, ou est-ce un espace abandonné ? »

Une installation vidéo

Rojin Shafiei est née en Iran, elle est arrivée ici il y a 10 ans à l’âge de 20 ans. Après des études à l’Université Concordia, elle s’est lancée dans la création de performances et de vidéos. Durant les manifestations à Téhéran qui ont suivi la mort de Mahsa Amini, elle a organisé une performance à la Nuit blanche de Toronto.

« Dans une pièce éclairée en rouge, je diffusais des extraits audio de témoignages de femmes qui ont eu maille à partir avec la police des mœurs, résume-t-elle. À un moment donné, on a nommé les femmes qui sont mortes dans des altercations avec la police ou en prison. Pour chaque décès prononcé, je me coupais une mèche de cheveux. »

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Rojin Shafiei devant son installation vidéo

L’installation vidéo de Rojin Shafiei, J’attends le temps, est une œuvre qu’elle a créée en sortant de l’université. Trois grandes horloges sont déposées sur des blocs. Chacune d’elles est rattachée à un écran par un fil. Quand on prend une des horloges dans ses mains, on sent les vibrations qui proviennent des images diffusées.

« Les trois horloges symbolisent le passé, le présent et l’avenir, explique-t-elle. Elles sont toutes réglées à midi, qui est le point de bascule de la journée. Quand je suis arrivée ici, j’avais l’impression de n’avoir aucun passé, de n’être personne, je n’avais pas plus de présent, parce que je ne faisais rien encore et je n’entrevoyais aucun avenir… Donc j’avais l’impression de traîner le temps, comme la fille dans la vidéo. »

Heureusement pour elle, ce sentiment s’est dissipé. Rojin Shafiei vit maintenant à Toronto et parvient à se consacrer à temps plein à son art.

« Quand je considère mon installation aujourd’hui, je suis tellement reconnaissante d’avoir pu exprimer ces sentiments librement. Parce qu’en Iran, je n’aurais jamais pu faire ça. En fait, c’est comme un portrait vidéo de moi d’il y a 10 ans. Mon visage n’apparaît pas, mais tout ce que la vidéo exprime, c’est moi. Une ancienne version de moi. »

Consultez le site de la galerie Duran | Mashaal