L’artiste visuelle et cinéaste iranienne Shirin Neshat présente une nouvelle installation vidéo à Phi dès cette semaine. Une œuvre poignante, à la fois poétique et politique, déclinée en deux volets – vidéo et réalité virtuelle. Tournée à Brooklyn, où elle vit. Explications.

Une jeune femme danse au milieu d’un vieux hangar désaffecté. Elle est entourée d’une quinzaine de militaires qui la scrutent du regard. Au cours de sa chorégraphie, elle trébuche, puis tombe au sol. Soudain, son corps est recouvert d’ecchymoses. Elle se relève, la peur dans les yeux, continue de danser tant bien que mal, puis sort du hangar en courant…

Cette scène de The Fury, qui met en vedette l’actrice irano-américaine Sheila Vand, est portée par la voix cristalline de la chanteuse d’origine tunisienne Emel Mathlouthi, qui interprète la pièce Holm en arabe (à l’origine une chanson perse).

En entrevue avec La Presse, Shirin Neshat nous explique qu’après avoir réalisé des œuvres politiques assez frontales dans les années 1990 – comme sa série photographique The Women of Allah ou ses installations vidéo Turbulent et Rapture –, elle a décidé de mettre la pédale douce sur ces sujets très chauds et controversés, qui lui ont valu des critiques assez dures du gouvernement iranien.

« Depuis 10, 15 ans, mes œuvres sont plus évocatrices, nous dit la créatrice, qui s’est installée aux États-Unis à l’âge de 22 ans, dans la foulée de la Révolution islamique de 1979, mais qui est retournée régulièrement en Iran de 1990 à 1996. Mes œuvres sont plus conceptuelles, empruntant la forme de rêves, même s’il y a encore un fond politique. »

Mais il y a un an, elle a été interpellée par le procès d’un ancien gardien de prison iranien en Suède, Hamid Nouri, accusé d’avoir participé au meurtre de près de 5000 détenus, notamment de nombreuses jeunes filles et jeunes femmes âgées de 12 à 30 ans, exécutées en 1988.

Ce qui m’a le plus choquée, c’était d’apprendre que la plupart de ces filles avaient été violées avant d’être tuées, que plusieurs de celles qui avaient survécu s’étaient suicidées. Bref, que le traumatisme avait été total.

Shirin Neshat

Tout ça a été la bougie d’allumage de The Fury, qui s’intéresse au corps de la femme, « objet de désir et de violence », et « terrain de jeu des batailles idéologiques et politiques » en Iran.

La danseuse que l’on voit dans la vidéo est certes libre, mais elle demeure « hantée par ses traumatismes de détention », nous dit encore Shirin Neshat, aujourd’hui âgée de 66 ans.

« La rhétorique des gardiens de prison était que les jeunes filles ne pouvaient être exécutées avant de perdre leur virginité, insiste Shirin Neshat. C’est atroce, non ? C’est la contradiction de ce gouvernement dirigé par des religieux, qui prêchent la religion d’un côté, mais qui agissent d’une manière aussi violente vis-à-vis de leur population en général et de leurs femmes en particulier. »

PHOTO RODOLFO MARTINEZ, FOURNIE PAR PHI

Shirin Neshat est venue quelques fois à Montréal. En 2009, elle avait présenté son film Women Without Men au cinéma du Musée des beaux-arts de Montréal.

A-t-elle été influencée par le mouvement de protestation des femmes déclenché il y a un an par la mort de Mahsa Amini, 22 ans, trois jours après son arrestation violente par la police des mœurs de Téhéran ?

« J’ai tourné ma vidéo en juin, trois mois avant le mouvement de protestation, répond Shirin Neshat. J’ai pensé adapter la vidéo, les femmes iraniennes sont tellement courageuses et fortes et défiantes, tout en étant les victimes de ce régime… Mais au fond, mon installation vidéo allait dans le même sens ! C’est la victimisation de mon personnage qui entraîne les émeutes qui suivent. »

À Brooklyn

L’œuvre a été tournée à Bushwick, un quartier de Brooklyn à prédominance hispanique et afro-américaine, Shirin Neshat ayant voulu témoigner de sa présence dans cette communauté qui l’a accueillie.

Même si je me suis inspirée du traitement violent subi par de nombreuses femmes iraniennes, je voulais que mon personnage soit extérieur à l’Iran, qu’il évoque une rage intérieure qui pourrait être celle de n’importe quelle femme immigrante vivant une injustice, qu’elle soit économique, sociale ou politique. Je pense que beaucoup de gens peuvent se reconnaître en elle.

Shirin Neshat

Nous évoquons le regretté poète palestinien Mahmoud Darwich, qui affirmait ne pas pouvoir faire de poésie qui ne soit pas politique. Est-ce que Shirin Neshat partage ce point de vue ? Au fond, ses œuvres ne sont-elles pas toutes politiques, malgré elle ? « Ma vie a été définie par la Révolution islamique et par la réalité politique de l’Iran, et elle continue de l’être, puisque je vis en exil depuis, donc oui, je partage ce point de vue de Darwich. Même si on peint des fleurs, ça devient un geste politique. »

IMAGE TIRÉE DE L'ŒUVRE DE RÉALITÉ VIRTUELLE DE THE FURY (2023), FOURNIE PAR PHI

Durant l’expérience de réalité virtuelle, le visiteur incarne le personnage de la danseuse, qui est scruté par les militaires qui l’entourent.

Au Centre Phi, l’installation vidéo de 16 minutes (qui tournera en boucle) occupera une partie de la grande salle du rez-de-chaussée. Comme c’est souvent le cas dans ses installations, deux écrans se feront face.

« J’aime présenter des points de vue qui sont en contraste, en opposition, l’est et l’ouest, l’Orient et l’Occident, des points de vue qui mettent l’accent sur nos contradictions, nos paradoxes, parce que c’est qui je suis, insiste Shirin Neshat. Je suis une Iranienne qui vit aux États-Unis, mais ma vision est extérieure à l’Iran. Ma vie est faite de dualités, elle est plurielle. Dans la vidéo, le personnage central est iranien, mais il y a des Hispaniques, des Afro-Américains, des Asiatiques… C’est ça, ma réalité. »

Le visiteur pourra également faire l’expérience d’une plongée en réalité virtuelle, un segment d’environ 7 minutes, avant de conclure son parcours dans l’habitat sonore – au sous-sol – où il pourra découvrir l’univers musical d’Emel Mathlouthi, une immersion d’une vingtaine de minutes.

The Fury, de Shirin Neshat. Du 28 juin au 20 août au Centre Phi.

Consultez le site du Centre Phi