J’ai tenu à vous parler du procès complètement surréaliste qui a eu lieu cette semaine en France, car il témoigne superbement de certaines errances de notre époque : la quête guidounesque de la gloire, l’exhibitionnisme insouciant, la liberté d’expression galvaudée et l’exploitation outrancière des nouveaux médias.

Tout cela commence avec la relation d’abord virtuelle, puis physique, qui lie en 2018 Benjamin Griveaux, porte-parole bien en vue du gouvernement français, et Alexandra de Taddeo, alors étudiante en droit et en sciences politiques.

Au cours des quelques mois que dure cette aventure, Benjamin Grivaux fait parvenir à sa partenaire des vidéos « à caractère masturbatoire ». Quand leur histoire se termine à la fin de la même année, Alexandra de Taddeo rencontre Piotr Pavlenski, un artiste d’origine russe réfugié en France depuis 2017 après qu’il eut été accusé d’agressions sexuelles (accusations qu’il a rejetées en affirmant qu’il s’agissait d’une tactique du gouvernement russe pour se débarrasser de lui).

Présenté comme un artiste performeur, Piotr Pavlenski est aussi un militant politique (terme qu’il rejette) qui prône l’anarchie. Au cours de ses évènements artistiques, il intègre des thèmes de nudité et d’automutilation.

L’homme de 39 ans a une démarche radicale, c’est le moins que l’on puisse dire. En effet, il s’est déjà cousu les lèvres afin d’appuyer le mouvement féministe Pussy Riot. Il a également cloué son scrotum devant le mausolée de Lénine, sur la place Rouge, à Moscou.

Vous conviendrez que nous sommes loin de Claude Lafortune et de ses personnages de L’Évangile en papier.

En 2020, en couple avec Alexandra de Taddeo, il découvre l’existence des vidéos de Benjamin Griveaux alors que ce dernier est engagé dans la course à la mairie de Paris. Pavlenski les publie sur son site Pornopolitique le 12 février.

C’est un véritable coup de tonnerre ! Le 14 février, Benjamin Griveaux annonce qu’il retire sa candidature et qu’il porte plainte contre le couple Pavlenski-de Taddeo.

Le procès pour cette curieuse affaire s’est ouvert mercredi à Paris. Je dis « procès », je devrais plutôt parler de cirque. D’abord, il y a eu l’entrée spectaculaire de Piotr Pavlenski et Alexandra de Taddeo, désormais étudiante en histoire de l’art.

Arrivé alors que le procès se déroulait depuis une heure, le couple a pris le temps de s’attarder devant les journalistes. Si Pavlenski avait opté pour une tenue sobre, Alexandra de Taddeo arborait une robe à sequins turquoise qui n’a pas manqué de faire son effet.

Mais le plus étonnant dans ce coup médiatique, c’est qu’Alexandra de Taddeo est apparue devant les caméramans et les photographes en tenant bien en vue sur sa poitrine le roman autobiographique intitulé L’amour qu’elle vient de publier. Pas folle, la guêpe !

Lors de son témoignage, Piotr Pavlenski a fustigé « les conservateurs sournois » à l’origine de l’« interdiction » de son site. De son côté, Alexandra de Taddeo a dit qu’elle tenait à parler de son livre, à propos duquel Le Parisien a dit qu’il est « plus proche d’une œuvre de Virginie Despentes que de La princesse de Clèves ».

La femme de 32 ans a aussi déclaré qu’elle n’avait pas été au courant du projet de son conjoint. Cela voudrait donc dire que Piotr Pavlenski aurait découvert par hasard les vidéos de Griveaux sur l’ordinateur de son amoureuse.

Piotr Pavlenski « n’est pas un artiste, c’est un magicien », a déclaré avec une pointe d’ironie MMarine Viegas, une avocate de Benjamin Griveaux, en s’adressant à Alexandra de Taddeo. « Il a miraculeusement trouvé des vidéos dont il ne connaissait pas l’existence au milieu de centaines d’autres fichiers dans votre ordinateur. Des vidéos d’un homme qu’il ne connaît pas. »

Lors de cette journée d’audience rocambolesque, trois témoins cités par Piotr Pavlenski sont venus déclamer chacun leur tour des extraits de Tartuffe, ce chef-d’œuvre de Molière qui fut interdit au moment de sa création avant d’être remanié, sa critique de l’autorité de l’Église ayant été jugée « dangereuse ».

« C’est sans doute, madame, une douceur extrême / Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime », a récité l’un des comédiens venus témoigner. Exaspérée, la présidente a dû expulser quelques personnes et suspendre l’audience sous les rires et les applaudissements de supporteurs de Piotr Pavlenski.

« On a même eu droit à un acteur qui ne connaît pas son texte, a dit MRichard Malka, un des avocats de Benjamin Griveaux, lors de sa plaidoirie. C’est pathétique ! Certains confondent un procès avec un spectacle, d’autres avec le Festival de Cannes. »

Selon cet avocat, le couple Pavlenski-de Taddeo a tenté de « délégitimer le pouvoir judiciaire, après avoir voulu délégitimer le pouvoir politique ».

« Tu es vraiment un gros imbécile », lui a répondu Piotr Pavlenski.

Au terme de cette audience mouvementée, le ministère public a requis six mois d’emprisonnement pour Piotr Pavlenski et six mois d’emprisonnement avec sursis pour Alexandra de Taddeo.

PHOTO JOËL SAGET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Benjamin Griveaux, en octobre 2016

Pour ce qui est de Benjamin Griveaux, trois ans après qu’il eut connu une humiliante dégringolade, ce diplômé de Sciences Po et de HEC dirige un cabinet qui offre des conseils stratégiques.

Celui qui fut un proche d’Emmanuel Macron et un ancien « DSK boy » est décrit par certains détracteurs comme un être « arrogant » et « dévoré par l’ambition ». Ce stratège au vocabulaire bling-bling (il est un adepte du franglais) a été pris à partie par des gilets jaunes en 2019 qui ont défoncé le portail du ministère où se trouvait son bureau.

Certains considèrent cette affaire de vidéos comme le plus grand cas de revenge porn (vengeance pornographique) de la vie politique française.

Cette histoire est aussi absurde que fascinante, car elle repose sur autant de divagations que sur la nature même de l’art. Remettre en question les règles et les conventions, provoquer une réflexion, choquer l’opinion publique, tout cela appartient à l’art, après tout.

Oui, mais…

Assistons-nous réellement à cela, ou à une ridicule mascarade ? J’opte pour la seconde hypothèse.

En s’appropriant le cadre solennel et rigide d’un tribunal et en le transformant en véritable kermesse, Piotr Pavlenski tente de nous convaincre qu’il donne un sens à sa démarche. D’ailleurs, certains prétendent que ce qu’il a réalisé fait partie de son « œuvre ».

Si tel est le cas, il faudra reconnaître que l’art peut aussi avoir de mauvaises fréquentations.