Fait: la Formule 1 et les technologies de pointe sont indissociables. Question philosophique: jusqu'à quel point peut-on les intégrer aux bolides pour que la course demeure un sport?

C'est le grand débat auquel est constamment confronté Karl Kempf, directeur des décisions technologiques d'Intel, qui travaille en partenariat avec l'équipe BMW Sauber.

En 1975, alors qu'il travaillait pour Goodyear, le physicien, mathématicien et informaticien a été un des premiers, sinon le premier, à se servir d'un processeur informatique pour mesurer la performance d'une monoplace à son retour aux puits. «À l'époque, l'équipe technique m'avait installé dans le fond de puits, sur une petite table de rien du tout, où j'imprimais des relevés informatiques minimalistes tirés de lecteurs à bandes magnétiques que nous placions à bord des voitures», se rappelle-t-il.

«Maintenant, si vous allez faire un tour dans la salle des données de BMW Sauber, vous allez voir sept ou huit personnes qui surveillent les données transmises par la voiture en temps réel sur une vingtaine de moniteurs. C'est incroyable, à quel point l'informatique est présente maintenant en Formule 1.»

D'abord utilisés après les tests sur piste pour mieux comprendre le comportement complexe des voitures, les processeurs ont très vite été intégrés aux composantes mêmes des bolides. L'analyse se faisait ainsi beaucoup plus vite une fois la voiture arrêtée. «À partir de là, nous avons compris que, si nous avions des microprocesseurs à bord, nous pouvions aussi nous en servir pour contrôler quelque chose.» De cette idée est née, en 1978, la première voiture à «suspension active», la Tyrell 008. Des microprocesseurs installés à bord permettaient de comprendre le mouvement de la monoplace et d'ajuster sa suspension en pleine course, en fonction du déplacement latéral, des accélérations, du freinage et des rebondissements, de façon à maintenir la pression la plus égale possible sur les quatre roues.

Voyant ce potentiel immense de l'informatique de bord, toutes les équipes ont fini par créer leur propre technologie de suspension active. Mais après avoir fait ses preuves, la technologie a été bannie par la FIA en 1993, comme cela a été le cas pour le contrôle électronique du différentiel et bien d'autres technologies d'aide à la conduite dépendant de microprocesseurs.

Pour les inventeurs comme Karl Kempf, ce genre d'interdiction n'est cependant pas un frein à l'innovation. «Si votre boulot est de développer les performances d'une Formule 1, vous savez que les innovations technologiques que vous créez auront inévitablement une courte durée de vie, soit parce que, tôt ou tard, les autres équipes copieront votre technologie, soit parce que les organisateurs du circuit les banniront, explique l'homme d'Intel. Mais ce n'est pas un problème, parce qu'en développant ces technologies, vous faites toujours des découvertes collatérales qui mènent un jour à de nouvelles technologies.»

Aspect humain de la course

Aujourd'hui, grâce à ces innovations informatiques successives, les technologies informatiques embarquées sur les monoplaces ont une telle puissance, note M. Kempf, qu'il serait possible d'éliminer presque entièrement l'aspect humain de la course.

«J'ai des cahiers de notes décrivant des voitures munies de moteurs aux quatre roues dont l'accélération, le freinage et les déplacements latéraux sont entièrement contrôlés par des microprocesseurs. Ces bolides seraient considérablement plus rapides qu'une Formule 1. Mais je ne crois pas qu'aucun humain pourrait conduire cette voiture. Au bout du compte, les gens iraient-ils voir le spectacle? J'en doute sérieusement», lance-t-il.

Une position que partage d'ailleurs largement la FIA, qui se montre très restrictive devant les technologies d'aide à la conduite informatisées. Par la force des choses, le rôle de l'informatique de bord en Formule 1 retrouve donc peu à peu son utilité d'origine comme outil d'analyse de données et d'ajustement aux puits.

Mais les ingénieurs informaticiens ne manquent pas de boulot pour autant. Leurs efforts se concentrent maintenant sur les simulateurs d'aérodynamique des fluides, des logiciels complexes qui pourraient remplacer entièrement, dans un horizon de cinq ou 10 ans, les tests en soufflerie. BMW a d'ailleurs déjà éliminé une de ses deux souffleries à la faveur d'un tel simulateur.

«La prochaine grande innovation pour l'informatique, ce sera, je crois, la création d'un modèle mathématique pour simuler le comportement des pneus en mouvement, estime Karl Kempf. C'est une des choses les plus difficiles à modéliser, car les pneus peuvent se déformer de nombreuses façons à la fois. Mais quand nous aurons compris cela, les performances des voitures seront décuplées comme jamais.»