Le visage du Groupe Juste pour rire tel qu’on le connaît risque de changer. Ce fleuron québécois de l’humour, qui s’est placé à l’abri de ses créanciers, doit plusieurs dizaines de millions à ses prêteurs et fournisseurs, dont 15 millions à son ex-dirigeant et fondateur, Gilbert Rozon. Rien ne garantit que l’homme d’affaires déchu récupérera cette somme.

L’entreprise fondée en 1983, qui a perdu plus de 5 millions en 2023 d’après nos informations, s’est placée sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, mardi, en invoquant les interruptions attribuables à la pandémie de COVID-19, les pressions inflationnistes et les difficultés dans l’industrie des médias. Cela a provoqué une avalanche de réactions dans les sphères politique et culturelle. Dans l’immédiat, le groupe supprime 70 % de son effectif – 70 personnes – en plus d’annuler le festival Juste pour rire/Just For Laughs prévu l’été prochain et sept autres spectacles.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Les divisions du Groupe Juste pour rire

L’annonce met aussi la table pour un processus de sollicitation d’investissement et de vente (PSIV), ce qui signifie que l’entreprise, présente dans des créneaux comme l’organisation de festivals et la production télévisuelle, pourrait être vendue en totalité ou en pièces détachées.

« Les activités commerciales devraient survivre, mais pas dans cette entité corporative qui traîne beaucoup trop de dettes », confirme le syndic Christian Bourque, de la firme PwC, responsable de la restructuration judiciaire, dans un entretien téléphonique avec La Presse.

À ce stade-ci, la possibilité que quelqu’un recapitalise l’entreprise dans sa forme actuelle m’apparaît improbable.

Christian Bourque, de la firme PwC

M. Bourque et son équipe superviseront le PSIV.

Avant la pandémie, le festival Juste pour rire et son volet anglophone généraient des retombées économiques d’environ 34 millions ainsi que des recettes fiscales de 6 millions pour les gouvernements.

Des millions en souffrance

Juste pour rire traîne des créances d’environ 42 millions auprès de plusieurs dizaines de fournisseurs, d’après des documents préparés par PwC que La Presse a pu consulter. On compte trois créanciers garantis : la Banque Nationale (17 millions), la Banque de développement du Canada (1,9 million) et la Société de développement des entreprises culturelles (2,5 millions). Les sommes récoltées en vendant des actifs de l’entreprise serviront à rembourser ces trois organisations en priorité.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le siège social de Juste pour rire, boulevard Saint-Laurent, à Montréal

Les autres créances sont non garanties. Cela signifie que plusieurs fournisseurs risquent de laisser de l’argent sur la table. D’après des documents judiciaires consultés par La Presse, les sommes en souffrance les plus élevées concernent l’agence Cartier Communication Marketing (720 350 $) et l’Équipe Spectra (611 000 $).

Cette débâcle de Juste pour rire pourrait aussi faire perdre de l’argent à Gilbert Rozon, même s’il n’est plus dans le portrait depuis 2018, après qu’il eut vendu son entreprise pour 65 millions dans la foulée d’accusations d’inconduites sexuelles ayant déclenché une vive controverse en plus d’éclabousser le groupe qu’il avait fondé.

Selon nos informations, l’homme d’affaires attend toujours de recevoir 15 millions – une créance non garantie – à la suite de la vente d’il y a cinq ans.

Il s’agit d’une balance de paiement. C’est le processus de vente qui déterminera ce que M. Rozon pourra récupérer. Dans une réponse envoyée à La Presse, l’homme d’affaires dit n’avoir « aucun commentaire » à formuler sur ce dossier.

Gilbert Rozon a dirigé nos questions vers Bell et evenko, qui détiennent respectivement 26 % et 25 % de Juste pour rire. Les 49 % restants avaient été acquis par ICM Partners, rachetée depuis par Creative Artists Agency. Les actionnaires n’ont pas commenté la tournure des évènements. En 2018, La Presse rapportait que la moitié du prix de vente avait été partagée en parts égales entre Bell et evenko, propriété du Groupe CH. Cela représente un peu plus de 16 millions pour chacun des actionnaires québécois.

Lisez l’article « Bell et le Groupe CH deviennent partenaires de Juste pour rire »

Sous pression

Les coffres du géant québécois de l’humour étaient à sec. Son conseil d’administration a dit avoir « envisagé toutes les possibilités », ajoutant que la restructuration était inévitable en raison de l’état des finances de l’entreprise.

« La décision […] a été prise après un examen approfondi de toutes les options disponibles, en tenant compte de la situation financière très difficile de [Juste pour rire], et considérant les changements importants survenus dans le secteur du divertissement au cours des dernières années », affirme l’entreprise, dans une déclaration.

Juste pour rire impute sa débâcle à la flambée inflationniste ayant suivi la pandémie – durant laquelle elle a été contrainte de « cesser [ses] activités pendant deux ans » –, ce qui a fait considérablement augmenter ses dépenses. De plus, le changement dans le secteur des médias s’est traduit par une baisse des budgets et « des plateformes de diffusion en continu ont rendu la production télévisuelle plus difficile », affirme l’entreprise.

Il n’a pas été possible de s’entretenir avec des membres de la haute direction, qui reste en place pendant la restructuration supervisée par les tribunaux. Patrick Rozon, chef de la direction de la création, a décliné notre demande d’entrevue en nous invitant à poser nos questions à la firme de relations publiques National. Joint au téléphone, l’ancien président-directeur général Charles Décarie, qui dit avoir quitté l’organisation « il y a plusieurs mois déjà », a répondu qu’il préférait ne pas commenter la situation.

Rappelons que Juste pour rire avait reçu 3,25 millions en subventions des gouvernements Legault et Trudeau pour organiser son festival l’été dernier. Le groupe espère pouvoir présenter son évènement phare l’an prochain, mais ne peut le garantir pour le moment.

L’histoire jusqu’ici

  • Octobre 2017 : Gilbert Rozon est accusé d’inconduites sexuelles par une dizaine de femmes. Il a par la suite obtenu une absolution inconditionnelle.
  • Décembre 2017 : Des négociations infructueuses ont lieu avec Québecor.
  • Mars 2018 : ICM Partners – qui appartient désormais à Creative Artists Agency – et le producteur Howie Mandel achètent Juste pour rire.
  • Mai 2018 : Bell et evenko deviennent actionnaires. Ensemble, ils détiennent 51 % du groupe.
  • 5 mars 2024 : Juste pour rire se place à l’abri de ses créanciers et sabre 70 % de son effectif.

Avec la collaboration de Stéphanie Morin, La Presse

En savoir plus
  • 1985
    Année où le volet anglophone s’est ajouté à au festival Juste pour rire.
    juste pour rire