Une entente hors norme conclue il y a 20 ans par Gilbert Rozon avec un archiviste a précipité la décision du Groupe Juste pour rire (JPR), endetté et dans le rouge, de se protéger de ses créanciers devant les tribunaux.

L’accord en question permettait à André Gloutnay d’avoir un poste « à vie » chez le géant de l’humour maintenant insolvable. Malgré tout, l’archiviste avait été congédié le 7 février 2019, puisque M. Rozon, visé par des accusations d’inconduites sexuelles, n’était plus dans le portrait après avoir vendu son entreprise pour 65 millions. Le plaignant était âgé de 53 ans à l’époque.

Cela a mené à une bataille judiciaire qui s’est conclue le 8 février dernier lorsque la Cour d’appel du Québec a conclu que M. Gloutnay avait droit à une indemnité d’au moins 666 500 $. Avec les intérêts et d’autres frais, la somme dépasse les 850 000 $. Le 27 février dernier – une semaine avant que JPR ne se tourne vers la Loi sur la faillite et l’insolvabilité –, l’ancien archiviste du groupe a inscrit une hypothèque légale sur l’immeuble qui abrite son siège social, sur le boulevard Saint-Laurent, dans l’arrondissement de Ville-Marie.

« Cela a été un accélérateur, confirme le syndic Christian Bourque, de la firme PwC, qui supervise la restructuration judiciaire. Il y avait une nécessité de placer la compagnie à l’abri des créanciers. »

Une hypothèque légale permet à un créancier d’avoir un droit sur la valeur de l’immeuble, mettant à risque les créances des prêteurs de premier rang. Dans ce cas-ci, il s’agit entre autres de la Banque Nationale. Selon le rôle d’évaluation foncière, la valeur de la propriété de JPR frôle les 5 millions.

Pour se protéger

Joint au téléphone par La Presse, M. Gloutnay a dirigé les questions sur ses démarches vers ses avocats, soulignant être encore « bouleversé » de tout ce qui s’est passé depuis son congédiement. C’est un article du quotidien Le Devoir publié le 27 février dernier et faisant état des problèmes financiers du spécialiste québécois de l’humour qui a incité ses avocats à agir.

« Cet article nous a amenés à nous entretenir avec M. Gloutnay pour lui dire qu’il fallait trouver une façon de sécuriser sa créance parce que, si l’on se fie à l’article, les choses ne vont pas bien du côté de JPR, explique MBruno-Pierre Allard, de la firme Chabot médiateurs avocats. On voulait donc sécuriser notre client pour qu’il puisse bénéficier d’une réclamation garantie. »

Archiviste chez JPR depuis 1993, M. Gloutnay poursuivait plusieurs entités de l’entreprise et d’autres personnes morales, dont le fondateur Gilbert Rozon, pour dommages moraux, perte de salaire jusqu’à la retraite et perte du régime d’assurance. L’archiviste avait un salaire de 60 000 $ au moment de son congédiement.

En 2004, une convention entre MM. Gloutnay et Rozon prévoyait que l’archiviste aurait un emploi « à vie » et que toutes ses « collections montées » – vidéos, autographes, livres et artefacts – appartiendraient ultimement à JPR. La Cour supérieure du Québec avait estimé que le groupe était lié par cette entente malgré l’arrivée de nouveaux propriétaires et dirigeants.

L’entreprise avait fait appel de cette décision, mais a été déboutée par la Cour d’appel le 8 février dernier. Même si la juge Geneviève Marcotte estime qu’il s’agit d’une cause « inusitée » et « unique en son genre », elle tranche en faveur du plaignant. La magistrate rappelle que l’entente intervenue en 2004 promettait un « emploi à vie » à M. Gloutnay.

Des millions en souffrance

JPR traîne des créances de 42 millions auprès de plusieurs dizaines de fournisseurs, d’après des documents préparés par PwC. La Banque Nationale est le plus important créancier garanti (17 millions). Selon nos informations, M. Rozon attend toujours de recevoir 15 millions, une créance non garantie, à la suite de la vente d’il y a cinq ans. Il s’agit d’une balance de paiement. Les sommes en souffrance des entités appartenant au Groupe CH – qui détient 25 % de JPR – totalisent près de 6 millions.

Le reste de JPR appartient à Bell (26 %) et à Creative Artists Agency (49 %).

En se plaçant à l’abri de ses créanciers, mardi, le géant de l’humour déchu a sabré 70 % de son effectif – 75 personnes – en plus d’annuler le festival Juste pour rire/Just For Laughs prévu l’été prochain à Montréal. L’annonce met aussi la table pour un processus de sollicitation d’investissement et de vente, ce qui signifie que l’entreprise pourrait être vendue en totalité ou en pièces détachées.

En savoir plus
  • 1983
    Première édition du festival Juste pour rire
    2018
    Accusé d’inconduites sexuelles, Gilbert Rozon vend son entreprise.